Le roman

Putain, quelle poisse ! Je vais devoir tout reprendre depuis le début. C’est complètement impensable d’écrire un récit qui se déroule en 2037 sans évoquer, à aucun moment, cette foutue pandémie et tout ce merdier de confinement. Oui, c’est sûr, ça donne de la matière, ça induit de la fiction, je ne peux pas le nier. Mais vraiment, ça ne m’inspire pas. Je trouve ça tellement cliché, le coup du virus qui déstabilise le monde. Et pourtant… Je n’ai pas le choix, je vais devoir faire un effort. Quoi qu’il en soit, je peux très bien me contenter du minimum. Seulement même sans en faire trop, ça va être un casse-tête sans nom de faire entrer ça dans ma trame. Ce n’est pas comme si j’en étais au tout début. J’aurais pu tout remodeler, en l’intégrant en amont. Non, là, je suis trop avancé, il va falloir que je fasse du tissage. Ou alors, je me situe encore plus loin dans le temps, pour que ce soit un vague souvenir que je n’aurais à évoquer que par ci, par là. Le problème, c’est que toute mon intrigue tombe à plat elle aussi, comme elle s’appuie sur un prolongement de notre époque. Dix-sept ans, c’est demain, à l’échelle de l’anticipation. Non, ce sont vraiment deux livres différents, on ne peut pas cumuler catastrophe sanitaire et écologique. Ou si, l’une annonçant l’autre ou vice versa. La solution, ce serait alors d’écrire un prologue et d’enchaîner sur ce que j’ai déjà écrit en ajoutant quelques passages dans le corps du récit. Le pire étant à venir, ça devient un point secondaire que je n’ai pas besoin de développer plus que ça. Oui, comme ça, éventuellement, ça pourrait fonctionner. Je vais devoir creuser un peu la question, mais s’il faut vraiment positiver, puisque c’est ce qui nous fait tenir, malgré tout, c’est que j’ai tout le temps nécessaire devant moi pour y réfléchir.

Tu dors ?

Il se tourne une nouvelle fois dans le lit. Il tire la couette sur ses épaules. Quelques minutes s’écoulent avant qu’il se redresse pour repositionner les oreillers. Il s’installe sur le dos puis se remet sur l’autre côté presque immédiatement. Il la regarde, son visage pourtant paisible s’agite par instants de soubresauts. Elle rêve peut-être. Il change encore de côté, soupire, puis se retourne à nouveau vers elle. Il a le sentiment qu’elle a ouvert les yeux. Son souffle a changé. Il s’approche et lui glisse très doucement à l’oreille :
– Tu dors ?
Comme elle ne réagit pas, il repose sa question un peu plus fort jusqu’à la sortir de son sommeil. Elle murmure :
– Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne dors pas ?
– Non, et ça dure depuis des heures.
– Tu pourrais lire. En général ça te réussit assez bien.
Il lève une main, qu’il laisse retomber lourdement sur le matelas en signe de découragement.
– C’est ce que j’ai commencé par faire, mais je ne sais pas pourquoi, cette nuit, ça ne fonctionne pas du tout. J’ai les yeux qui se ferment au bout de trois pages, seulement dès que je pose le livre, je recommence à ruminer les mêmes pensées.
– Et à quoi penses-tu ?
– C’est le plus terrible, je crois que je ne pense à rien de spécial, rien d’important. Les idées tournent sur elles-mêmes et en attendant, je ne dors pas. Je n’en peux plus…
Elle ouvre les yeux, qu’elle avait gardés fermés jusque là, dans l’espoir de ne pas s’éveiller tout à fait. Elle le regarde avec malice.
– Et maintenant que je suis réveillée, tu te sens mieux ?
– Je suis désolé, je croyais que…
– Ce n’est rien. Alors, comment faire ?… Tu veux que je te raconte une histoire ?
– Une histoire ? Oui, une histoire, pourquoi pas ? Ça ne t’ennuie pas ?
Elle lui sourit tendrement.
– Très bien… Demain matin, une fois que tu auras pris ton petit déjeuner et que tu te seras préparé, tu vas sortir…
– Sans attestation ?
– Sans attestation.

La réunion

Elle est assise sur le canapé face à son ordinateur posé sur la table basse. Sa jambe gauche s’agite nerveusement. Elle les écoute se couper la parole, redire les mêmes choses les uns après les autres, chacun avec ses propres mots. Deux heures de réunion hachurée qui tourne au chaos car tout le monde finit par parler en même temps. Elle n’en peut plus. Elle lève la main pour tenter d’obtenir la parole. Elle ne sait pas qui regarde qui à travers son petit rectangle vidéo. Elle ne peut que deviner certains échanges sans comprendre comment chaque interlocuteur sait qu’on s’adresse à lui en particulier.
– S’il vous plaît !
Les conversations se poursuivent sans que personne ne semble l’entendre. Elle agite la main plus largement.
– Ouh, ouh ! Vous me voyez ? Vous m’entendez ?
Personne ne fait attention à ses gesticulations.
– S’il vous plaît ! Merde !
Elle est la première surprise du ton qu’elle emploie. Les autres la regardent stupéfaits, ou contrariés. Elle se sent mal à l’aise car elle perd rarement son calme, surtout en public. Mais au moins, elle a la parole.
– Désolée, mais ça me rend chèvre ces réunions à distance. Je sais qu’on fait tous notre maximum dans ce contexte, mais…
Ils sont plusieurs à hocher la tête en signe de compréhension.
– Je crois qu’on peut conclure, si ça vous va. J’ai l’impression qu’on se répète beaucoup alors que tout est déjà dit. Je ne pense pas pouvoir tenir plus longtemps si rien de nouveau n’émerge. Vous êtes d’accord ?
Les têtes s’inclinent.
– Oui, tu…
– C’est vrai…
– … en même temps si…
– … si tu veux, on…
Elle se lève en retenant un soupire et se dirige vers la fenêtre. Le ciel est d’un bleu d’une densité incroyable.
– Julie ?
– Tu es là ?
– … va bien ?
Elle se replace dans le champ de la caméra de l’ordinateur.
– Oui, pardon, tout va bien. Donc, si je résume : pas de rassemblements, les pétitions sont déjà en ligne, des mails réguliers mais espacés sinon ça devient invasif et on cherche de nouveaux moyens de mobiliser. Chacun a bien en tête ce dont il doit s’occuper ? Sinon, on peut se référer au compte-rendu de Raphaël. Raphaël ?
– Oui, oui je vous envoie ça demain, sans faute.
– Très bien… On se retrouve la semaine prochaine à la même heure ?

Que jeunesse se passe

Il entre dans la cuisine en se balançant d’un pied sur l’autre, exécute un tour sur lui-même avant de s’immobiliser un court instant. Il repart en tanguant jusqu’à l’évier sans prêter attention à son père, attablé face à une grille de mots fléchés. Le jeune garçon se sert un verre d’eau tout en battant le rythme de la pointe du pied. Après en avoir bu quelques gorgées, il le pose et reprend son jeu de jambes en fredonnant un air disco. L’homme redresse la tête et relève ses lunettes sur le haut du crâne :
– Tu ne pourrais pas t’arrêter de gesticuler cinq minutes, tu me fatigues.
Le garçon le fixe avec un grand sourire et lui répond en redoublant ses balancements de hanches :
– Non, non, non. Si je m’arrête.. J’explose, je m’effondre… Je sais pas. Mais non, non. Faut que je bouge. Tu vois bien.
Le garçon se met à sautiller et lance quelques coups devant lui comme un boxeur à l’entrainement. L’homme se passe la main sur le visage.
– Oui, je comprends, mais ça fait une semaine que tu ne t’arrêtes jamais. Tout juste le temps de manger, et encore. Tu as les jambes qui sautent dans tous les sens sous la table. Je comprends, mais ça commence à me porter sur les nerfs.
L’adolescent reprend son balancement d’un pied sur l’autre en agitant la tête sur le côté.
– Ben ça va, je suis dans ma chambre la plupart du temps. Je vous dérange pas tant que ça. T’exagères.
– Je sais que tu fais des efforts, et je t’en remercie. Mais quand on est ensemble, tu ne pourrais pas faire des pauses ? Les pompes et tout ce qui s’en suit chaque soir devant le film, c’est perturbant, je t’assure. Tu n’as pas remarqué que depuis deux jours, ta mère ne tient pas au-delà du générique et court s’isoler dans notre chambre.
– Ah bon ? Mais je croyais que c’était parce qu’elle aimait mieux lire.
– Oui, elle aime lire, mais je crois qu’elle a déjà son quota dans la journée. Et puis ta sœur commence à t’imiter, ce qui me fait craindre le pire. Je te demande juste de te poser quand tu es avec nous. Le reste du temps, tu fais ce que tu veux, mais quand tu es avec nous… C’est possible ?
Le jeune garçon arrête progressivement ses mouvements. Il semble réfléchir intensément. Il s’assied près de son père.
– Tu fais quoi ?
– Des mots fléchés, tu veux essayer ?

Le doudou

Elle est assise contre le panier à linge, dans la salle de bain. Elle fixe un carreau de carrelage ébréché sans penser à rien. Ou plutôt, à tout à la fois. Ce qui, probablement, revient au même. Elle respire aussi lentement qu’elle le peut, en inspirant profondément. Elle se concentre sur le morceau de faïence. Il faudrait remplacer ce carreau. Elle se demande si on peut réellement enlever un carreau sans abîmer ceux qui sont autour ? Vraisemblablement pas, ce qui voudrait dire les remplacer tous. Une petite voix aigüe s’élève dans le couloir et la fait sursauter. La poignée s’agite dans le vide. Il y a quelqu’un ? La porte vibre légèrement sous les coups donnés contre la porte. Tu peux me donner mon doudou ? J’ai oublié mon doudou. Elle parcourt l’espace des yeux. Parmi tous les endroits imaginables, il faut forcément que ce soit ici qu’elle ait oublié cet amas de tissu en lambeaux, et c’est nécessairement maintenant qu’elle en a besoin. Maman ? C’est toi ? Elle se lève lentement pour s’approcher du doudou qu’elle attrape sans ménagement. Elle lui secoue la tête en grimaçant en silence : Maman, c’est toi ? Puis elle continue, le visage de plus en plus déformé. Maman, t’es où ? Maman, tu fais quoi ? Maman ! Maman ! Elle croise son reflet dans le miroir tacheté de projections de dentifrice. Et toi, t’es qui ? Les doigts cognent contre le bois. Une pointe d’inquiétude s’immisce dans la petite voix qui tente sa dernière chance : S’il te plaît ? Son visage se détend dans un profond soupire. Elle s’approche de la porte, ferme les yeux une demi seconde avant de la déverrouiller. Dès qu’elle aperçoit le visage potelé de sa fille, un sourire se dessine sur ses lèvres. Elle s’accroupit en lui tendant la poupée de tissu. Tiens, ma louloute chérie, il est là ton doudou. La petite lui pose un bisou sur la joue et repart vers sa chambre en courant.

Sale temps

d’après une idée originale de Fanny Biron

Comment je gagne ma vie, moi, tu peux me le dire ? Pas d’arrêt maladie, pas de chômage partiel, pas de prêt. Rien. Mon fonds de commerce, à moi, ce sont les marchés, les transports en commun, les lieux touristiques, tous les endroits bondés. Je ne peux pas travailler sans proximité, sans promiscuité, même. Je suis plutôt doué, mais là, les conditions sont intenables. Ils me voient tous arriver à trois mètres en ce moment, je ne peux rien faire. Oui, en étant rapide, il y aurait bien le vol à l’arraché, mais j’ai toujours trouvé ça violent. Ça manque de subtilité. Je fais plutôt dans le chirurgical, un portefeuille par ci, un porte-monnaie par là. Les montres, les portables, les bijoux, je n’y touche pas. Mon truc, c’est le liquide. C’est propre, concret, pas besoin d’intermédiaire. Déjà, je peux te dire qu’avec les cartes bleues, les paiements en ligne et toutes ces conneries de numérisation, le rendement avait commencé à diminuer sérieusement. Mais là, rien de rien, je n’aurais jamais pensé connaître un truc pareil. Alors oui, il y en a qui trouvent des solutions. Ils sont jeunes, ils savent s’adapter. Je les vois, partir en camionnettes, ils se rabattent sur les usines désertées, les petits bureaux vides, dans l’espoir de ramener trois imprimantes. Et ils les refourguent à qui ? Non, ça ne me dit rien. Heureusement, je peux tenir encore un peu. J’avais quand même prévu de quoi au cas où. J’ai quelques billets bien planqués à différents endroits dans l’appartement. Seulement, c’est un peu de ma retraite qui s’envole en fumée. C’est vrai, ça fait un moment que je pense à m’arrêter. Je deviens lent et dans mon genre d’activité, ça ne pardonne pas. J’ai pas tellement envie de finir le temps qui me reste enfermé entre quatre murs. Tu vois ce que je veux dire.

Les vacances

Nous y sommes ! La différence n’est pas évidente, mais si on s’en tient au calendrier, nous sommes en vacances. J’ai entendu, il y a quelques jours, l’interview d’un psychologue qui expliquait qu’il est essentiel de profiter de cette période de congés, comme si on y était. Pour ça, il faut se mettre en condition. Je veux bien, je suis prête à tout essayer. Seulement, j’ai le sentiment que ça ne va pas être si simple dans la mesure où nous avions prévu de partir toute la semaine faire de la randonnée dans l’Aveyron. J’ai l’esprit ouvert, mais je ne vois pas bien comment on va réussir à se convaincre. Mais soyons inventifs. Nous pouvons commencer par faire nos sacs exactement comme si nous partions, en vérifiant bien la liste pour ne rien oublier. Demain, nous nous levons très tôt pour charger la voiture et nous y passons une bonne partie de la journée, en suivant la route sur la carte. Nous faisons, bien sûr, des pauses toutes les deux heures pour changer de conducteur. Le parking ne donne pas directement sur la rue, si personne ne nous dénonce, ça devrait pouvoir fonctionner. Le lendemain, nous démarrons la journée comme nous l’aurions fait. Nous enfilons un t-shirt et un pantalon confortables, des lunettes de soleil. Pourquoi pas ? Par contre, pour les blousons, les chaussures de marche, les sacs à dos avec le pique-nique, la gourde, la carte, le guide, les jumelles, l’appareil photo… Je ne suis pas persuadée de tenir plus de cinq minutes à tourner en rond dans l’appartement avec tout ça sur le dos. Ceci dit, nous pourrions faire quelques montées-descentes dans les escaliers. Sur 16 étages, nous aurions notre quota d’exercice physique quotidien. Je vois moins comment remplacer la partie changement de décor, grand air, nature… Tout ce béton sans fenêtres, j’ai peur que ce soit vite oppressant. Non, la randonnée, ça ne marche pas. D’un autre côté, nous pourrions revoir nos plans. Partir au bord de la mer. C’est vrai qu’il fait particulièrement beau, presque trop chaud. Ce serait plus simple de passer nos journées en maillots de bain, à écouter des enregistrements de vagues qui déferlent sur la plage, les pieds dans une bassine d’eau salée. Avec un bon stock de livres et de mots fléchés, nous devrions pouvoir tenir, non?

Bain de soleil

Elle serre les pots les uns contre les autres, la crassula près de l’oxalis. Le romarin est mal en point. Elle le pousse dans l’angle, derrière la verveine dont les premières feuilles sont d’un vert tendre. Elle les effleure de la main pour libérer cette odeur acidulée qu’elle aime tant. Elle bloque la porte avec le montant de la chaise longue qu’elle a tout juste la place de déplier. A peine deux mètres carrés de balcon, c’est exiguë, mais c’est déjà un petit bout d’extérieur. Elle se sait chanceuse. Elle s’installe, une tasse de tisane à la main. Les rayons de soleil de l’après-midi passent l’angle du mur pour venir lui mordre la peau. Elle inspire profondément, ferme les yeux. Ne seraient les quelques voitures qui circulent sur le boulevard et la sensation du béton sous ses pieds nus, elle pourrait se croire à la campagne. L’herbe haute lui chatouillerait les mollets à chaque mouvement que lui imprimerait la brise. A sa gauche, il y aurait un cerisier en fleurs, dont le parfum saturerait l’air. Un peu plus loin, un parterre d’aromatiques s’étendrait en pagaille. Le potager serait en attente des premiers semis. Un cabanon, peut-être, s’élèverait tout au fond du jardin. Ou bien non, une serre. Une serre ancienne aux montants métalliques. On y cultiverait des tomates, des poivrons, mais pour le moment, quelques plantes grasses se partageraient l’espace en attendant la saison. Au-delà, des champs à perte de vue, ou bien une forêt, peut-être des montagnes, l’océan ? Elle ne parvient pas à se décider.
Elle ouvre les yeux. La lumière l’éblouit. Ce qu’il fait chaud ! On se croirait sur une plage en plein été. Elle se demande même si elle n’est pas en train de prendre un coup de soleil. Ce serait un comble. Elle soupire en rentrant dans l’appartement. C’est quand même terrible de devoir s’enfermer par un temps pareil.