Comme une baleine dans le pied

Je ne me souviens pas de ce qui me pousse à me pencher par la fenêtre du quatorzième étage. Il n’y a peut-être aucune raison particulière si ce n’est le besoin de prendre un peu l’air. Après coup, on pourrait pourtant imaginer que ce sont ces sortes d’échos de sonar si caractéristiques qui m’ont attirée. Seulement, j’ignore si c’est possible car je ne m’y connais pas assez et dans le doute, je préfère ne pas répandre d’ineptie. Quand j’aperçois cette masse immense échouée sur le trottoir, à moins d’un mètre des poubelles, je reconnais immédiatement la baleine à bosse que j’ai vue sauter hors de l’eau quelques heures plus tôt dans une vidéo qui m’alertait, à juste titre, sur la dégradation préoccupante de l’état des océans.

Tandis que je m’inquiète de voir l’animal côtoyer des détritus éparpillés à proximité des containers, je prends conscience de ses efforts pour s’élever dans un saut désespéré. Le sol ne lui offre malheureusement pas le ressort nécessaire et le cétacé s’abat avec lourdeur sur le bitume, alors que je l’avais vu survoler les flots avec tant de grâce si peu de temps auparavant.

Cela m’amène soudain à réaliser que ma baleine à bosse n’est pas du tout dans son élément et qu’elle risque d’en mourir. Sans tenir compte une seule seconde des quarantes tonnes que certains spécimens peuvent atteindre, je m’interroge sur les moyens de la secourir pour envisager sérieusement des solutions qui me permettraient de la transporter jusqu’au fleuve coulant à deux pas de là. Cela me semble une chance à saisir car c’est ce que l’on pourrait appeler une autoroute pour l’océan. Le seul point qui m’arrête concernant ce plan, c’est un doute colossal sur les chances de survie en eau douce d’une baleine. Oui, on est parfois aveuglé par des questions accessoires.

Je dois avouer que ça me navre, mais quand je rentre la tête dans l’appartement, je me sens soulagée. Loin des yeux, loin du cœur, je dois être forte et reprendre le cours de mon existence. Il est trop tard, que voulez-vous ?, comme dit mon oncle. Seulement, vous êtes comme moi, vous n’êtes pas dupes, n’est-ce pas ? Vous l’entendez.

L’évasion

d’après les mots: furieux – valse – observatoire – prisonnier – prothèse auditive, obtenus d’un générateur aléatoire de mots

Albert s’obstine à ne pas comprendre les regards furieux que lui lance Mme Lemieux, aussitôt relayés par des gesticulations qu’il ignore également. Quand elle écarte les bras pour lui barrer le passage, il hausse les épaules et tente de la contourner par la gauche. Elle se jette alors dans cette direction, tandis qu’il bifurque à nouveau pour l’éviter et la dépasser par l’autre côté. Déconcertée par cette valse saugrenue, Mme Lemieux abandonne la partie pour se précipiter sur le bouton d’alerte, fiché en hauteur dans le mur afin d’éviter les déclenchements malencontreux.

Imperturbable, Albert poursuit sa lente progression vers le hall vitré sans s’émouvoir de l’effroyable sonnerie qui envahit l’aile du bâtiment. Seulement, quand il atteint les portes coulissantes, un large sourire aux lèvres, il est rattrapé par deux infirmiers affublés de casques anti-bruit fluorescents qui l’attrapent chacun par un bras pour l’escorter jusqu’à sa chambre.

Jules, accroupi sur son fauteuil, la tête enfoncée dans les épaules, suit du coin de l’œil le va et vient qui accompagne le retour de son colocataire. La directrice et les deux infirmiers se relaient, comme sur une scène de théâtre qu’il faudrait occuper coûte que coûte. De son observatoire, Jules s’assure qu’à la première occasion, Albert recrache les calmants que le plus grand des infirmiers l’a obligé à avaler. Au moment où le vieil homme bat des paupières en feignant de s’assoupir, Mme Lemieux passe la tête par la porte. Elle fait signe au soignant de quitter la pièce et ferme derrière lui, en prenant soin de verrouiller à double tour.

Depuis qu’il est prisonnier de cet établissement, Jules n’a qu’une idée en tête, et il a trouvé en Albert le complice idéal. Ils ont passé des heures à échafauder des plans plus invraisemblables les uns que les autres pour finalement s’inspirer de la mésaventure d’un résident d’un autre service qu’un aide-soignant leur avait racontée, amusé par ce qu’il appelait l’évasion du siècle. Ils en sont à la partie du scénario où le vieux est ramené dans sa chambre, neutralisé par une dose de somnifère censée mettre un terme à l’aventure. Mais les deux hommes ont envisagé une toute autre fin.

Jules saute de son perchoir et avance lentement vers la porte, à l’affut de bruits suspects. Satisfait du calme qui règne dans le couloir, il s’approche du lit d’Albert qui trésaille quand il lui touche le bras. Désorienté, le fugitif fronce les sourcils en se concentrant sur ce que lui dit son ami. Le voyant pointer les index sur ses oreilles, il comprend rapidement et rallume ses prothèses auditives.

– Alors ? On les a eus ? s’inquiète Albert.

Sans répondre, Jules s’approche de la fenêtre, et tire sur le battant déjà entrouvert.

– Sans aucun doute ! Comme prévu, l’alarme étant déjà déclenchée, ça a couvert l’ouverture de la fenêtre. Je n’ai eu qu’à couper l’alimentation du détecteur. Et hop. A nous la liberté !

De travers

Tous les jours, on se réveille dans ce monde qui va de travers. Sachant ça, parce qu’il est impossible de l’ignorer, on se lève et on fait tout pour avancer le plus droit possible. Alors ça ne va pas sans mal, on butte forcément sur une aberration, une injustice, voire un crime. Il arrive souvent que l’on se blesse, parfois ce n’est qu’une égratignure mais ça peut quelquefois s’avérer bien pire.

Et pourtant on repart, les lèvres pincées, se disant que rien ne va plus. Puis on secoue la tête, et revenu de tout, on se penche pour regarder pousser les fleurs, parce que c’est d’une infinie poésie, parce que dans une tige et cinq pétales se nichent les mystères de l’univers. On n’est pas dupe, loin de là, mais comme il faut bien vivre, on se console comme on peut.

Et on pourrait y croire, on voudrait y croire jusqu’à ce que cet imbécile, peu importe lequel, il y en a toujours un, vienne tout piétiner parce que c’est la faute des fleurs, la faute des autres et no futur, il y a que moi qui dit qui est. Et alors quoi? On serait tenté par une sortie de route, traverser sans regarder pour aller lui dire, droit dans le nez ce que l’on pense de lui. Laisser monter le ton, pour une fois. Vouloir lui crever les yeux, pourquoi pas? Avant de se rendre compte que même si on l’a pris le pied sur les pâquerettes, tout ne peut pas être sa faute. Mais alors quoi ? Qui tire les ficelles ? Lui ou elle, toi, moi, nous? Et eux, alors ?

Là, on respire un grand coup et on se dit qu’on n’a pas les épaules assez larges. Ça non, il ne manquerait plus que l’on soit les dindons de la farce. Mais quand même, on n’a pas l’esprit tranquille pour autant et on sent qu’il reste un petit doute bien accroché au fond du crâne. Est-ce qu’à force de marcher si droit, on ne serait pas passé à côté de quelque chose ? Alors on hésite, on retourne ça dans tous les sens et on se dit qu’il faudrait sûrement prendre le temps de regarder en arrière pour chercher ce qu’on a raté en chemin. Ces on ne sait quoi, qui ont tout mis à l’envers.

Les comptes

Alors qu’elle lève la main vers la plus haute rangée de l’étagère, Jane sent une profonde lassitude s’emparer d’elle. Ses doigts courent pourtant sur les tranches des cahiers, guidés par l’habitude. Mars, avril… Ah, le voilà. Juin : relevé des attitudes. Jane tire le cahier bleu à elle pour le poser sur la table du salon. Après l’avoir ouvert, elle note d’une écriture fine et régulière :

Mercredi 3 février
Anecdote, ligne 7 entre Égalité et Ville au bois, 17h35. Un jeune homme me bouscule au moment d’entrer dans le bus. Je l’arrête pour l’empêcher de poursuivre son chemin comme si de rien n’était. Il me toise et retirant son écouteur de l’oreille me gratifie d’un “quoi ?” excédé. Là, je ne sais pas ce qui me prend, au lieu de lui expliquer simplement ce que je lui reproche, je l’informe très aimablement qu’il a une tache dans le dos. Je suggère qu’il s’est appuyé contre un mur fraîchement repeint. Je le laisse là, se contorsionnant pour tenter de vérifier l’étendue des prétendus dégâts.

Jane relit ces quelques phrases, perplexe, avant de tracer un court trait horizontal au milieu de la page. Puis elle inscrit rapidement :
Insultes diverses
11 « tu, il(s), elle(s), ça, me casse(s, nt) les couilles »
5 « enculé »
13 « fils de pute »
9 « ta mère » dans diverses situations

Troublée à nouveau par l’acharnement dont sont victimes les mères et les sœurs, Jane referme le cahier bleu d’un geste agacé. Après l’avoir replacé, elle s’empare du rouge pour y inscrire le compte des emballages abandonnés qu’elle a remarqués au cours de la journée. Elle les classe par grandes catégories, carton, papier, métal, détritus alimentaires… Renonçant à compléter les graphiques de la semaine, Jane se lève pour ouvrir la fenêtre et respirer l’air frais. Elle consulte alors sa montre et réalise que l’heure des informations approche. Se rasseyant, elle repousse de la main le cahier rouge et attrape précipitamment une feuille de brouillon avant d’allumer son poste de radio. Quand la voix du journaliste résonne dans la pièce, elle écrit sous la dictée :
1 ministre interpellé pour malversations
5 avions de combat vendus à l’étranger
1,6 milliard de m3 de déchets nucléaires entreposés ou stockés sur 950 sites en France

Depuis quelques années, je réalise des cartes postales uniques, en dessinant directement sur des supports dont je fais imprimer le verso. Certaines de ces cartes sont distribuées via etsy.