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D’après les mots, minuteslenteursaveurdemainretour, de Marie-Pierre Beillevaire Carron

Comment savoir ce qu’il a en tête ? Elle est assise sous l’aubette de bus du centre ville, les mains posées bien à plat sur les cuisses. Elle voit les minutes s’égrener sur l’écran digital qui s’accroche à la façade de la pharmacie, de l’autre côté de la rue. Elles se succèdent en petits points verts lumineux sur un écran noir, qu’Adèle quitte un instant des yeux pour se tourner vers la fiche horaire, afin de vérifier, une nouvelle fois, l’heure de passage du prochain bus. Il ne dit jamais rien, ou si peu. Elle avait espéré le bousculer en descendant, ce matin, son sac à la main. Elle pensait que, peut-être, il se serait approché pour lui prendre la main, la retenir. Elle avait imaginé des mots qui seraient venus réparer les égratignures qu’ils s’étaient infligés la veille. Seulement, il l’avait à peine regardée, se contentant de se resservir une tasse de café. La lenteur affectée de ses mouvements était venue amplifier son silence buté. Adèle en avait été exaspérée. Elle avait senti l’amertume lui brûler la gorge, mais elle avait retenu les mots qu’elle s’apprêtait à lui jeter au visage. Elle avait quitté la pièce sans un mot. Adèle fixe maintenant le sol. Une légère bruine s’écrase à ses pieds. Elle ne sait plus très bien pourquoi elle est là. Elle a fait son sac sur un coup de tête, sans vraiment réfléchir à ce que cela impliquait. Quand le bus apparaît au bout de la rue, elle se lève pour attraper son sac. Elle valide sa carte en saluant machinalement le chauffeur. La bonne humeur de l’homme contraste avec le marasme dans lequel Adèle se sent engluée. Elle réussit à lui adresser un sourire sans saveur, avant de s’avancer dans le couloir. Elle s’installe face à l’affichette accrochée en hauteur, qui indique les différents arrêts de la ligne. Elle les suit un à un, pour s’interrompre à celui de la gare. Pourquoi pas ? Prendre un train, l’idée la séduit. Tant qu’à partir, autant que ce soit loin. Elle regarde les immeubles succéder aux maisons. Elle ne le quitte pas, non. Elle ne le croit pas. Peut-être. Elle secoue la tête. Elle ne veut plus y penser. Elle se lève pour enfoncer le bouton d’arrêt quand le bus débouche sur le boulevard. Elle descend en saluant vaguement le chauffeur à travers le rétroviseur, comme pour s’excuser de sa mauvaise humeur. Elle entre dans le hall, un peu perdue. Elle s’approche des écrans qui indiquent les horaires des trains en partance. Celui-ci, dans une heure, qui part pour la côte. Parfait ! Ça lui fera le plus grand bien d’aller marcher sur la plage. A cette saison, elle devrait être déserte. Elle s’assied sur un des sièges en métal, adossés à une ridicule jardinière de plantes en plastique. Si elle trouve une chambre dans un petit hôtel, elle passera la nuit là-bas. Seulement, elle ne pourra pas rester très longtemps. Elle devra… Elle se frotte le visage, lasse, puis hausse les épaules. Elle verra demain. Adèle sent le besoin d’une distraction, mais elle réalise qu’elle n’a pas emporté de livre. Elle cherche des yeux, et repère une maison de la presse. Elle s’y dirige, sans trop savoir ce qu’elle va bien pouvoir y trouver. Elle déambule devant les étagères surchargées, puis tire un ouvrage au hasard, puis un autre. Elle passe un long moment à étudier les quatrièmes de couverture. Elle ne parvient pas à se décider. Rien ne lui fait vraiment envie, pourtant, elle choisit ce livre où semble s’enchaîner les situations rocambolesques qui entraînent le héros, d’une aventure à l’autre. Le ton des quelques lignes qu’elle a lues au hasard, lui plaît. Elle glisse le livre dans son sac après l’avoir payé, tout en se dirigeant vers l’un des guichets qui tapissent le fond de la gare. Elle a une vague hésitation, avant de demander un billet, d’une voix mal assurée. Adèle a un frisson, en réalisant qu’il pourrait être sans retour.

La cireuse de chaussures

sur les phrases Elle m’a intriguée cette cireuse de chaussures., et Ils ont fini par sourire., d’Anne-Sophie Champain

Elle m’a intriguée cette cireuse de chaussures. Je ne l’ai pas réalisé tout de suite, mais sa présence incongrue m’a totalement captivée. Je suis restée plantée devant son installation, à la sortie de la gare, et je l’ai observée, sans même penser à me faire discrète. J’étais au spectacle. Elle était assise sur une caisse en bois, en contrebas d’une remorque à vélo aménagée en fauteuil. Elle avait disposé une paire de chaussures à talons sur le repose-pieds, qu’elle astiquait avec énergie. Une fois qu’elle a estimé son travail terminé, elle s’est penchée en arrière pour prendre un peu de recul. Elle a inspecté le cuir sous toutes ses coutures. Comme elle semblait satisfaite, elle a soulevé la paire d’escarpins pour la ranger soigneusement dans une boite en carton que je n’avais pas remarquée jusque-là. Pas plus que toutes celles qui étaient alignées les unes à la suite des autres le long du mur, derrière elle. Elle a ensuite tiré d’une nouvelle boîte, une imposante paire de boots noires. Je ne suis pas très douée pour évaluer les tailles, ni les âges, encore moins les distances, alors les pointures… Mais je pense qu’elles dépassaient le 45. Les mains de la cireuse paraissaient ridiculement pâles et fragiles, à côté de ces énormes péniches. Elle les a pourtant disposées devant elle, avec une délicatesse qu’elles n’inspiraient pas, avant de s’attacher à les dépoussiérer méticuleusement. Elle ne semblait pas avoir remarqué ma présence, et je finissais par oublier que je n’avais aucune raison de m’attarder davantage, quand un groupe d’adolescents s’est approché, me tirant de ma rêverie. En les voyant arriver du coin de l’oeil, la jeune femme a rapidement rangé la paire de chaussures, et a commencé à empiler les cartons. Le plus grand s’est installé nonchalamment sur le siège, sans même lui adresser la parole et l’a regardée de haut, les semelles de ses baskets pointées vers son profil. Les deux autres se sont adossés, de part et d’autre de la remorque. Ils crachaient au sol, se donnaient des coups de coudes en la désignant du menton. Je croyais percevoir une certaine raideur, que je comprenais, dans les gestes de la cireuse. Elle prenait son temps, dérangeait puis rangeait à nouveau ses piles de boîtes. J’étais mal à l’aise, mais je n’avais pas de raison d’intervenir pour le moment. J’allais m’approcher malgré tout, pensant que s’ils me remarquaient, les garçons changeraient d’attitude. Au moment où je faisais un pas vers eux, la jeune femme s’est tournée vers le groupe. Elle les a dévisagés longuement. Elle m’a adressé un clin d’oeil rapide avant de baisser le regard vers leurs chaussures. Elle les a détaillées avec une moue qui a légèrement désarçonné les jeunes gens. Elle a secoué la tête. Non, vraiment, les gars, je ne vais rien pouvoir pour vous. Je peux vous vendre une paire de lacets, à la rigueur, mais si vous voulez vous faire cirer les pompes, il va falloir changer de style. Elle s’est redressée, en me désignant de la main. Quoi qu’il en soit, la dame était là avant vous, elle attend depuis un moment déjà. Leurs visages se sont tournés vers moi d’un seul mouvement. Prise au dépourvu, je n’ai su qu’acquiescer d’un signe de tête. Le plus grand s’est levé, en traînant des pieds, pour me laisser la place. Je me suis approchée et je les ai remerciés, en appuyant bien les regards que je posais sur eux. De mauvaise grâce, ils ont fini par sourire.

L’annonce

Sur les phrases de début et de fin, Pour une fois que j’étais prêt ! et Mais alors, qu’est-ce qu’on attend ?, de Fanny Biron

Pour une fois que j’étais prêt ! C’est tout de même extraordinaire, il n’y a qu’à moi que ça pouvait arriver. Des mois que je m’entraîne, sans même m’accorder un jour de répit et voilà que tout part de travers. Je n’en reviens pas ! Surtout qu’il a fallu que je me fasse violence pour tenir une telle discipline, car ce n’est pas dans mon tempérament. D’ailleurs, rien de tout ça n’est dans mon tempérament. La danse, le collectif, le devant de la scène. Je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris. Quand j’ai lu l’annonce, je me suis dit, encore un blabla participatif comme il en fleurit un peu partout. Le nom du chorégraphe ne me disait rien, ce qui n’est pas une grande surprise, car ma culture dans le domaine est très limitée. Pourtant, le numéro de téléphone de la compagnie s’est immédiatement imprimé dans ma mémoire. Les chiffres, c’est mon truc, c’est indéniable. J’ai la mémoire des chiffres. Mais là, après une seule lecture, ça m’a interpellé. Surtout que les jours qui ont suivi, ils me sont revenus à l’esprit, à des moments très improbables : devant l’étale du maraîcher alors que je choisissais un chou-fleur, en traversant le pont qui enjambe le fleuve au pied de mon immeuble, alors que je composais le numéro pour appeler ma fille. Quand je lui ai raconté, elle m’a conseillé de contacter la compagnie. Puisque le numéro me trottait dans la tête, c’est que j’avais, inconsciemment, été attiré par le projet. J’ai d’abord pensé qu’elle se moquait de moi, mais étrangement, ce qu’elle me disait faisait écho à des pensées qui m’avaient traversé, mais que j’avais fait taire tant bien que mal. J’ai tergiversé encore quelques jours, puis j’ai fini par appeler. Et en moins de dix minutes, je me suis retrouvé inscrit à participer à un spectacle de danse. En raccrochant, je me suis croisé dans le miroir du vestibule. J’ai ricané bêtement. J’ai tout sauf l’allure d’un danseur. Je me suis dit que j’irai à la première répétition, comme je venais de m’y engager, mais j’avais la certitude que le chorégraphe ne mettrait pas 5 min à se rendre compte qu’il ne tirerait jamais rien de moi. Je l’entendais déjà, gêné, chercher les mots pour me faire comprendre que si je ne revenais pas, ça rendrait service à tout le monde. Seulement, c’est tout l’inverse qui s’est produit. Malgré mes raideurs, mes maladresses, mes faux départs à répétition, mes mouvements d’humeur permanents, il a été d’une patiente inimaginable. Pire encore, il a estimé que ma carrure imposante devait me placer au centre de sa chorégraphie. Je reste persuadé que ça n’a fait que compliquer la tâche de chacun des participants, mais ça m’a définitivement impliqué dans le projet. Il n’était plus question que je me défile. Alors, je me suis piqué au jeu. A tel point que je me suis inscrit à des cours, en parallèle des répétitions, car il était hors de question que je fasse les choses à moitié. Tant qu’à être au centre, autant ne pas se rendre ridicule. J’ai beaucoup douté, mais à force de travail, je crois que j’ai fini par me sentir à ma place. Seulement, si on ne commence pas tout de suite, je ne réponds de rien. Forcément, on a dû attendre que la pluie s’arrête, mais ça fait bien un quart d’heure que le soleil perce à nouveau à travers les nuages. Le public est revenu. On est tous en place. Mais alors, qu’est-ce qu’on attend ?

Les clés

Les mots : enfinsoleilespoirbleucoquelicots, proposés par Nadine Biron

Elle fouille une nouvelle fois le sol du regard, sans plus y croire, quand elle aperçoit un léger éclat, à quelques centimètres de la glacière. Enfin ! Elle le savait, ces fichues clés ne pouvaient pas être bien loin. Elle les avait certainement laissées tomber, au moment même où elle pensait les mettre à l’abri, en les glissant dans la poche arrière de son pantalon, ou encore lorsqu’elle s’était assise dans l’herbe. Elle les dégage avec des gestes brusques et retire la terre qui s’est incrustée dans chaque interstice. Comment ont-ils pu les piétiner, sans s’en rendre compte, au point de les enfouir aux trois quarts ? Elle savoure l’ironie qui n’a laissé affleurer que ce porte-clés ridicule, dont elle a pensé se débarrasser plus d’une fois. A cette heure, le soleil est haut dans le ciel et brûle ses épaules nues. Elle attrape la gourde et boit avec avidité, en laissant couler des filets d’eau sur son menton. Elle rassemble leurs affaires, éparpillées à droite, à gauche. Elle aura mis plus d’une demi-heure pour les retrouver. Trente minutes qui ont suffi à faire tourner cette magnifique journée au cauchemar. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’elle s’agace de la disparition de son trousseau. Il a, dans un premier temps, été conciliant, en énumérant tous les endroits où elle avait pu les laisser. Mais devant son entêtement à affirmer qu’elle les avait, sans aucun doute possible, mises dans sa poche, il s’était emporté. Le ton était monté rapidement d’un côté comme de l’autre. Les récriminations s’étaient étendues à toutes les sphères de leur vie commune. Elle s’était éloignée pour mettre fin à l’escalade. C’est alors qu’il l’avait plantée là, au beau milieu d’un champ en friche, avec les restes du pique-nique sens dessus-dessous. Elle se dirige vers la voiture, chargée de sacs remplis à la va-vite, qu’elle jette dans le coffre. La clé de contact accroche un peu, mais elle réussit à démarrer. Elle prend la route dans la direction qu’il a empruntée. Elle s’imagine que quelqu’un l’aura pris en stop, pourtant, elle parcourt près d’un kilomètre de campagne en scrutant les talus, dans l’espoir de le retrouver. Elle pile à la sortie d’un virage. Elle a aperçu, au loin, une tâche parmi les tournesols, qui pourrait être du bleu de son t-shirt. Elle s’avance lentement, sur quelques mètres pour trouver un chemin sur lequel se garer. Elle descend de la voiture sans perdre de vue la silhouette, qui contrairement à ce qu’elle pensait, s’avance vers elle. C’est bien lui. Elle reconnaît sa démarche. Il progresse rapidement. Elle se cale contre la carrosserie et le laisse venir. Elle n’a aucune idée de ce qu’ils vont pouvoir se dire. Il est face à elle. Il la dévisage longuement. Ils ne sourient pas, s’observent. Après d’interminables secondes, il lui tend un bouquet de coquelicots, qu’elle attrape avec précaution. Puis, il esquisse un vague sourire avant de s’installer, sans un mot, sur le siège passager.