Antipodes

Comme souvent, je faisais les cent pas sur le trottoir en attendant le bus. Cependant d’ordinaire, j’ai moins d’avance et brusquement ces allers-retours sur un si petit carré de bitume en sont venus à me taper sur les nerfs. Je n’ai jamais aimé attendre, c’est certain, seulement cet agacement soudain m’a semblé excessif. Je me suis alors promis d’y réfléchir, mais plus tard, ne me sentant pas en état de prendre le recul nécessaire à ce moment précis.

Pourtant, après quelques pas supplémentaires, j’ai tout de même décidé de cesser mes gesticulations et d’attendre résolument sans plus bouger, les pieds bien alignés, plantés au sol. Je ne les quittais pas des yeux quand j’ai pensé à mes orteils, collés en rangs dans mes bottes et l’image m’est apparue, comme si j’avais pu voir à travers le plastique et le tissu de mes chaussettes. Puis mon regard est allé se cogner contre le trottoir gris.

Subitement, alors que ça n’était jamais arrivé, peut-être prise dans l’élan de cette vision transperçante, je me suis surprise à me demander ce qu’il pouvait bien y avoir là, sous mes pieds, à l’autre bout de la terre. Si on la traversait sans jamais dévier, franchissant son centre et débouchant à nouveau à l’air libre de l’autre côté, aux antipodes est le mot juste, que découvrirait-on ? Qui découvrirait-on ? Comme je n’ai pas un très grand sens de l’orientation, je dois avouer que j’ai pensé que cette question était trop grande pour moi. Mais il était trop tard, mon esprit était déjà en route et tentait de recourber le planisphère qui s’était spontanément présenté à lui pour tenter de visualiser une région qui pourrait correspondre. Intuitivement, peut-être en raison de vielles connaissances perdues de vue, je pensais à l’océan indien, pourquoi pas l’Australie. Je m’imaginais, à cette seconde, une autre comme moi, sentant confusément un appel, s’arrêtant un instant pour regarder le sol, et m’imaginer en retour. Je la pensais frôlée par des piétons pressés, contrariés par cet arrêt brutal dans leur marche vers telle ou telle activité qui ne pouvait pas attendre. Puis je m’amusais de mon égocentrisme qui en faisait une citadine me ressemblant, alors qu’elle ou encore il, pouvait vivre à flanc de montage, quelque part dans le désert ou encore dans le Bush. Enfin, je réalisais que le décalage horaire rendait ces scénarios plus qu’improbables, et que ces autres quelques soient leurs lieux d’existence, se contentaient au mieux de me rêver, profitant d’une agréable nuit étoilée, ou non.

Vous rigolerez si vous voulez, mais j’ai vérifié. J’ai même été étonnée de pouvoir le faire avec une très grande précision, grâce à des personnes qui ayant réfléchi à cette question bien avant moi ont eu l’idée de créer un outil très utile qui permet en quelques secondes d’obtenir la réponse. Et il se trouve que je n’étais pas si loin, à ceci près que mon antipode tombe à quelques kilomètres au sud-est de l’Australie, en plein océan, au large des côtes de la Nouvelle-Zélande. J’avoue être très déconcertée, mais que d’une certaine façon, penser à cet autre qui devient ainsi cachalot parcourant un océan dont j’ignore tout, ouvre des perspectives qui m’inspirent une certaine humilité.