Les temps changent

Depuis quelques semaines, les coupures devenaient de plus en plus fréquentes. Cela n’avait rien d’étonnant, les annonces à ce sujet s’étaient multipliées, on ne pouvait que s’y attendre. Pourtant, elle avait été surprise par la dernière interruption brutale qui n’avait été signalée par aucune alerte. Les sirènes étaient restées étrangement muettes, alors que le gouvernement s’était formellement engagé à borner chaque section de courant, comme on nommait à présent ces courtes périodes où chacun se pressait d’utiliser l’unique appareil électrique qu’il avait choisi de conserver, machine à laver, four, tablette. Il était tentant de stocker un panel de machines dissimulées au fond d’un placard afin de les échanger à chaque section, mais faire face aux contrôles de vérification de la stricte application de la directive demandait un sang froid que tout le monde ne possédait pas. Tenir tête aux inspecteurs en arguant d’une erreur dans l’enregistrement de la déclaration était risqué, et utiliser un faux exposait à des amendes dont le montant prohibitif restait dissuasif. D’autant qu’une double peine était à craindre, les fraudes étant extrêmement mal vues par une majorité de l’opinion.

Avant même l’entrée en vigueur de l’arrêté, une multitude de groupes s’étaient créés autour de salles communes à l’échelle soit d’un immeuble, soit d’un quartier, voire d’un village entier afin de partager les avantages de chaque appareil. Il existait d’ailleurs à travers le pays de nombreux postes de gérant de salle électrique, ou de salle des machines, selon les différents noms qui circulaient. Gérer les plannings d’utilisation et anticiper les coupures pour ne pas endommager le matériel impliquaient des responsabilités pénibles mais nécessaires.

Préoccupée par des tournures de phrases trop complexes pour le type de document qu’elle avait à élaborer, elle n’avait pas effectué de sauvegardes suffisamment régulières pour ne pas perdre la quasi totalité des deux heures de travail que lui avait laissé la dernière section de courant. Livide, elle fixait l’écran devenu noir en une fraction de seconde, avalant des modifications essentielles dans un néant désormais inaccessible pour de longues heures. Pourtant, la règle qu’elle s’était fixée était claire, ne jamais refaire, quelles qu’en soient les conséquences. Elle ne se pardonnerait jamais un tel gaspillage. Elle devrait donc faire un choix dès qu’elle aurait imprimé une copie à la reprise du flux, soit en accepter les imperfections, soit entreprendre des corrections à la main.

Se levant lentement pour parcourir dans l’obscurité les quelques pas qui la séparaient de la fenêtre, elle laissa la lassitude s’emparer d’elle. Se donner tant de mal pour un rapport qui serait survolé par une poignée de dirigeants, alors que ses conclusions désastreuses méritaient l’attention de tous, avait-il encore un sens ? L’horizon chargé de nuages plus noirs encore que le ciel dont on les distinguait à peine, lui confirma qu’une nouvelle tempête approchait, expliquant cette coupure inopinée. Elle eut un frisson. Comment se pouvait-il qu’on en soit arrivé là ?

Les bassines

Alors que la lumière qui danse à travers la vitre ne semble pas vouloir faiblir, j’agite lentement la brosse sur mes dents, penchée sur le lavabo de la salle de bain en évitant soigneusement mon reflet dans le miroir. Peu importe la taille de la pièce, peu importe la taille de l’appartement dans lequel elle se trouve, peu importe qu’il soit grand ou petit, que j’en sois propriétaire ou locataire. Il suffit de savoir qu’il est en béton. Des murs lisses et épais. Peinture blanche. Perché au dernier étage d’un immeuble qui s’étire nonchalamment vers le ciel, en surplombant ses voisins de quelques mètres, laissant la vue dégagée sur la majeure partie des toits de la ville. Vivre en hauteur me convient mieux, pourtant rien dans ce moment ne serait différent si j’habitais le rez-de-chaussée.

Il fait une chaleur étouffante et mes pieds brûlants supportent mal le contact du linoléum. Tandis que je me rince la bouche, l’image de ma grand-mère, assise à l’ombre d’un vieux chêne me revient en mémoire. Ses pieds trempent dans l’eau salée débordant d’une bassine délavée, pour éclabousser le sable couvrant les abords de sa maison de bord de mer. Elle se penche sur ses chevilles, qu’elle asperge de temps à autre, retenant la serviette de toilette jetée sur son épaule.

Je la vois, et soudain, je m’imagine sortant d’une maison basse, pieds nus dans le sable, ou l’herbe, peu importe, des tongs et une serviette coincées sous le bras, une bassine à la main remplie d’eau fraîche dans laquelle je pourrai dans un instant glisser mes orteils, satisfaite de ce rituel.

Je repose la brosse à dents dans un verre et quitte la salle de bain. Prête à me résigner, remplaçant le sable par le faux parquet en plastique et l’ombre d’un arbre par les volets tirés à demi sur le canapé du salon, renonçant au souffle d’une brise même chargée de chaleur, je réalise qu’aucune des bassines, qu’aucun seau à ma disposition ne sont suffisamment grands pour contenir mes pieds sans que je sois obligée de les contorsionner, me retrouvant dans une position particulièrement inconfortable. Alors, je revois ma grand-mère avec sur les lèvres ce même sourire qu’elle offrait à chaque photographie. Et soudain, je me demande ce que sont devenues ses bassines.

Un poulet de retard

(d’après des libertés prises par le correcteur automatique du téléphone de Cécile Avranche)

Quand je lis sur l’écran, Maurice, on va avoir un poulet de retard, mon premier réflexe est de penser que ce message ne m’est pas adressé. La réplique, digne d’un vieux polar, m’intrigue cependant, venant de cet expéditeur en particulier. Nous sommes suffisamment intimes pour que je sois persuadée qu’il n’est assez proche d’aucun Maurice pour s’adresser à lui dans des termes si familiers, voire énigmatiques. Cédant alors à une impulsion, je tape en réponse sur le clavier, Quel dommage Jacqueline, moi qui avais deux dindons d’avance, doublant un point d’exclamation de points de suspension en grand nombre.

Amusée par ce soudain élan, je ne peux cependant pas me laisser distraire plus longtemps. Je me plonge sans tarder dans la lecture du dossier que je venais à peine d’ouvrir au moment où mon téléphone s’était mis à vibrer bruyamment contre ma tasse de café. Seulement, au bout de quelques paragraphes, je dois me résoudre à admettre que les mots qui s’alignent sur la page ne font aucun sens. Je feuillette alors le dossier, piochant çà et là une phrase au hasard dans l’espoir d’en trouver une un tant soit peu cohérente. Malheureusement, rien à faire. Alors même que la grammaire est respectée, les verbes s’accordant avec les sujets, les propositions s’enchaînant à grand renfort de conjonctions, les mots semblent posés les uns à la suite des autres sans délivrer de message intelligible. Prise d’un début de panique, je rabats violemment la couverture sur le dossier avant de le repousser jusqu’au bord de mon bureau. C’est alors que le titre m’apparaît soudain comme une suite de chiffres et de symboles alambiqués. Les mains moites et tremblantes, j’ouvre à nouveau le document pour constater que les pages sont à présent couvertes d’une succession de tirets et de points serrés, rappelant le morse, code pour lequel je n’ai aucune clé de déchiffrage. Il n’en faut pas plus pour que je perde mon sang-froid. Terrifiée, je quitte mon bureau après avoir renversé mon siège sur le sol, sans prendre le temps d’attraper quoi que ce soit, pas même mon téléphone, surtout pas mon téléphone dont les vibrations reprennent alors que je passe la porte. Il est possible que je bouscule un collègue ou deux en me précipitant dans le couloir, mais je ne saurais en être certaine. Comme j’aperçois une femme, que je ne reconnais pas, postée bien droite devant l’ascenseur, je décide de prendre les escaliers. Quand essoufflée, après avoir dévalé cinq étages en courant, je lève la tête sur le bloc lumineux qui surplombe la porte pour y déchiffrer incrédule Sortie de secours, je suis prise d’un terrible doute. Je décide alors, pour un temps au moins, de m’asseoir sur une marche, en gardant les yeux rivés sur ce message au sens duquel je peux me raccrocher. Dans quel espoir ? Je n’en ai pas la moindre idée.

Antipodes

Comme souvent, je faisais les cent pas sur le trottoir en attendant le bus. Cependant d’ordinaire, j’ai moins d’avance et brusquement ces allers-retours sur un si petit carré de bitume en sont venus à me taper sur les nerfs. Je n’ai jamais aimé attendre, c’est certain, seulement cet agacement soudain m’a semblé excessif. Je me suis alors promis d’y réfléchir, mais plus tard, ne me sentant pas en état de prendre le recul nécessaire à ce moment précis.

Pourtant, après quelques pas supplémentaires, j’ai tout de même décidé de cesser mes gesticulations et d’attendre résolument sans plus bouger, les pieds bien alignés, plantés au sol. Je ne les quittais pas des yeux quand j’ai pensé à mes orteils, collés en rangs dans mes bottes et l’image m’est apparue, comme si j’avais pu voir à travers le plastique et le tissu de mes chaussettes. Puis mon regard est allé se cogner contre le trottoir gris.

Subitement, alors que ça n’était jamais arrivé, peut-être prise dans l’élan de cette vision transperçante, je me suis surprise à me demander ce qu’il pouvait bien y avoir là, sous mes pieds, à l’autre bout de la terre. Si on la traversait sans jamais dévier, franchissant son centre et débouchant à nouveau à l’air libre de l’autre côté, aux antipodes est le mot juste, que découvrirait-on ? Qui découvrirait-on ? Comme je n’ai pas un très grand sens de l’orientation, je dois avouer que j’ai pensé que cette question était trop grande pour moi. Mais il était trop tard, mon esprit était déjà en route et tentait de recourber le planisphère qui s’était spontanément présenté à lui pour tenter de visualiser une région qui pourrait correspondre. Intuitivement, peut-être en raison de vielles connaissances perdues de vue, je pensais à l’océan indien, pourquoi pas l’Australie. Je m’imaginais, à cette seconde, une autre comme moi, sentant confusément un appel, s’arrêtant un instant pour regarder le sol, et m’imaginer en retour. Je la pensais frôlée par des piétons pressés, contrariés par cet arrêt brutal dans leur marche vers telle ou telle activité qui ne pouvait pas attendre. Puis je m’amusais de mon égocentrisme qui en faisait une citadine me ressemblant, alors qu’elle ou encore il, pouvait vivre à flanc de montage, quelque part dans le désert ou encore dans le Bush. Enfin, je réalisais que le décalage horaire rendait ces scénarios plus qu’improbables, et que ces autres quelques soient leurs lieux d’existence, se contentaient au mieux de me rêver, profitant d’une agréable nuit étoilée, ou non.

Vous rigolerez si vous voulez, mais j’ai vérifié. J’ai même été étonnée de pouvoir le faire avec une très grande précision, grâce à des personnes qui ayant réfléchi à cette question bien avant moi ont eu l’idée de créer un outil très utile qui permet en quelques secondes d’obtenir la réponse. Et il se trouve que je n’étais pas si loin, à ceci près que mon antipode tombe à quelques kilomètres au sud-est de l’Australie, en plein océan, au large des côtes de la Nouvelle-Zélande. J’avoue être très déconcertée, mais que d’une certaine façon, penser à cet autre qui devient ainsi cachalot parcourant un océan dont j’ignore tout, ouvre des perspectives qui m’inspirent une certaine humilité.

Comme une baleine dans le pied

Je ne me souviens pas de ce qui me pousse à me pencher par la fenêtre du quatorzième étage. Il n’y a peut-être aucune raison particulière si ce n’est le besoin de prendre un peu l’air. Après coup, on pourrait pourtant imaginer que ce sont ces sortes d’échos de sonar si caractéristiques qui m’ont attirée. Seulement, j’ignore si c’est possible car je ne m’y connais pas assez et dans le doute, je préfère ne pas répandre d’ineptie. Quand j’aperçois cette masse immense échouée sur le trottoir, à moins d’un mètre des poubelles, je reconnais immédiatement la baleine à bosse que j’ai vue sauter hors de l’eau quelques heures plus tôt dans une vidéo qui m’alertait, à juste titre, sur la dégradation préoccupante de l’état des océans.

Tandis que je m’inquiète de voir l’animal côtoyer des détritus éparpillés à proximité des containers, je prends conscience de ses efforts pour s’élever dans un saut désespéré. Le sol ne lui offre malheureusement pas le ressort nécessaire et le cétacé s’abat avec lourdeur sur le bitume, alors que je l’avais vu survoler les flots avec tant de grâce si peu de temps auparavant.

Cela m’amène soudain à réaliser que ma baleine à bosse n’est pas du tout dans son élément et qu’elle risque d’en mourir. Sans tenir compte une seule seconde des quarantes tonnes que certains spécimens peuvent atteindre, je m’interroge sur les moyens de la secourir pour envisager sérieusement des solutions qui me permettraient de la transporter jusqu’au fleuve coulant à deux pas de là. Cela me semble une chance à saisir car c’est ce que l’on pourrait appeler une autoroute pour l’océan. Le seul point qui m’arrête concernant ce plan, c’est un doute colossal sur les chances de survie en eau douce d’une baleine. Oui, on est parfois aveuglé par des questions accessoires.

Je dois avouer que ça me navre, mais quand je rentre la tête dans l’appartement, je me sens soulagée. Loin des yeux, loin du cœur, je dois être forte et reprendre le cours de mon existence. Il est trop tard, que voulez-vous ?, comme dit mon oncle. Seulement, vous êtes comme moi, vous n’êtes pas dupes, n’est-ce pas ? Vous l’entendez.

De travers

Tous les jours, on se réveille dans ce monde qui va de travers. Sachant ça, parce qu’il est impossible de l’ignorer, on se lève et on fait tout pour avancer le plus droit possible. Alors ça ne va pas sans mal, on butte forcément sur une aberration, une injustice, voire un crime. Il arrive souvent que l’on se blesse, parfois ce n’est qu’une égratignure mais ça peut quelquefois s’avérer bien pire.

Et pourtant on repart, les lèvres pincées, se disant que rien ne va plus. Puis on secoue la tête, et revenu de tout, on se penche pour regarder pousser les fleurs, parce que c’est d’une infinie poésie, parce que dans une tige et cinq pétales se nichent les mystères de l’univers. On n’est pas dupe, loin de là, mais comme il faut bien vivre, on se console comme on peut.

Et on pourrait y croire, on voudrait y croire jusqu’à ce que cet imbécile, peu importe lequel, il y en a toujours un, vienne tout piétiner parce que c’est la faute des fleurs, la faute des autres et no futur, il y a que moi qui dit qui est. Et alors quoi? On serait tenté par une sortie de route, traverser sans regarder pour aller lui dire, droit dans le nez ce que l’on pense de lui. Laisser monter le ton, pour une fois. Vouloir lui crever les yeux, pourquoi pas? Avant de se rendre compte que même si on l’a pris le pied sur les pâquerettes, tout ne peut pas être sa faute. Mais alors quoi ? Qui tire les ficelles ? Lui ou elle, toi, moi, nous? Et eux, alors ?

Là, on respire un grand coup et on se dit qu’on n’a pas les épaules assez larges. Ça non, il ne manquerait plus que l’on soit les dindons de la farce. Mais quand même, on n’a pas l’esprit tranquille pour autant et on sent qu’il reste un petit doute bien accroché au fond du crâne. Est-ce qu’à force de marcher si droit, on ne serait pas passé à côté de quelque chose ? Alors on hésite, on retourne ça dans tous les sens et on se dit qu’il faudrait sûrement prendre le temps de regarder en arrière pour chercher ce qu’on a raté en chemin. Ces on ne sait quoi, qui ont tout mis à l’envers.

Les comptes

Alors qu’elle lève la main vers la plus haute rangée de l’étagère, Jane sent une profonde lassitude s’emparer d’elle. Ses doigts courent pourtant sur les tranches des cahiers, guidés par l’habitude. Mars, avril… Ah, le voilà. Juin : relevé des attitudes. Jane tire le cahier bleu à elle pour le poser sur la table du salon. Après l’avoir ouvert, elle note d’une écriture fine et régulière :

Mercredi 3 février
Anecdote, ligne 7 entre Égalité et Ville au bois, 17h35. Un jeune homme me bouscule au moment d’entrer dans le bus. Je l’arrête pour l’empêcher de poursuivre son chemin comme si de rien n’était. Il me toise et retirant son écouteur de l’oreille me gratifie d’un « quoi ? » excédé. Là, je ne sais pas ce qui me prend, au lieu de lui expliquer simplement ce que je lui reproche, je l’informe très aimablement qu’il a une tache dans le dos. Je suggère qu’il s’est appuyé contre un mur fraîchement repeint. Je le laisse là, se contorsionnant pour tenter de vérifier l’étendue des prétendus dégâts.

Jane relit ces quelques phrases, perplexe, avant de tracer un court trait horizontal au milieu de la page. Puis elle inscrit rapidement :
Insultes diverses
11 « tu, il(s), elle(s), ça, me casse(s, nt) les couilles »
5 « enculé »
13 « fils de pute »
9 « ta mère » dans diverses situations

Troublée à nouveau par l’acharnement dont sont victimes les mères et les sœurs, Jane referme le cahier bleu d’un geste agacé. Après l’avoir replacé, elle s’empare du rouge pour y inscrire le compte des emballages abandonnés qu’elle a remarqués au cours de la journée. Elle les classe par grandes catégories, carton, papier, métal, détritus alimentaires… Renonçant à compléter les graphiques de la semaine, Jane se lève pour ouvrir la fenêtre et respirer l’air frais. Elle consulte alors sa montre et réalise que l’heure des informations approche. Se rasseyant, elle repousse de la main le cahier rouge et attrape précipitamment une feuille de brouillon avant d’allumer son poste de radio. Quand la voix du journaliste résonne dans la pièce, elle écrit sous la dictée :
1 ministre interpellé pour malversations
5 avions de combat vendus à l’étranger
1,6 milliard de m3 de déchets nucléaires entreposés ou stockés sur 950 sites en France

Les rois

Tout a commencé bêtement. Paul, après avoir remarqué une tache sombre sur la tranche de sa part, a discrètement échangé les assiettes. Il pensait Mélanie accaparée par une conversation avec sa cousine, seulement son geste ne lui a pas échappé. Elle s’est assombrie brusquement, agacée par les yeux ronds qu’il lui opposait, semblant s’étonner de sa grimace de réprobation. Il a alors tourné la tête vers Malo, leur fils, en espérant enrayer définitivement le conflit qui s’annonçait. Mélanie et Paul sont rarement en accord sur l’éducation de leurs enfants, pourtant la plupart du temps, ils parviennent à temporiser lorsqu’ils ne sont pas seuls. Ils règlent probablement leurs comptes sur les trajets de retour chez eux et on imagine facilement l’ambiance tantôt houleuse, tantôt froidement silencieuse qui règne dans la voiture.

Pourtant cette fois, on ne sait pas trop pourquoi, l’agacement de Mélanie est davantage palpable. Il suffit d’un nouveau regard, suivi d’un haussement d’épaule de Paul pour qu’elle craque :

J’espère que tu n’as pas fait ce que je pense que tu as fait ? Dis-moi que je me trompe, s’il te plaît ?

Face au silence pétrifié de Paul, qui se propage rapidement à l’ensemble des convives, elle poursuit, les joues empourprées :

Dis-moi que ta part te semblait trop grosse et que tu l’as échangée pour une dont la taille te semblait plus raisonnable parce que… Je ne sais pas. Parce que tu fais attention à ton poids, à ton cholestérol, ou encore parce que tu n’aimes pas la frangipane. N’importe quoi, mais trouve une excuse acceptable. Dis-moi que tu as fait l’échange avec ton fils parce que son assiette était la plus proche de la tienne. Invente, s’il le faut.

Alors qu’elle reprend son souffle, Paul tente une négociation en lançant un Calme toi, ce n’est pas si grave, qui ne fait qu’envenimer la situation. Mélanie s’emporte de plus belle.

Me calmer ? Tu plaisantes ? Tu es pathétique. Ton fils à 11 ans, Paul ! Ce qui n’est pas si grave, c’est qu’il n’ait pas la fève. Tu vas me faire le plaisir de reprendre ton…

Avant qu’elle termine sa phrase, Mamie Janique, qui n’a pas perdu une miette de la conversation sans pour autant oublier le contenu de son assiette, brandit fièrement un morceau de porcelaine entre le pouce et l’index, en s’écriant, comme on sifflerait la fin du match :

C’est moi la reine !

Le rendez-vous

Armand Duchemin gravit la volée de marches qui le conduit à la porte massive du bâtiment abritant l’Organisation. Il lui faut un moment avant de trouver la sonnette, qu’il actionne avec énergie. Il doit alors pousser la lourde porte qui s’est entrebâillée dans un affreux grincement. Comme le couloir sombre auquel il accède ne lui laisse pas d’autre choix, il s’y enfonce d’un pas alerte. Après quelques minutes, il s’étonne de n’avoir rencontré aucune issue. Hésitant, Armand Duchemin consulte sa montre puis décide d’accélérer le pas pour finalement passer la porte A sur sa gauche, puis la B et la B bis sur sa droite, et ainsi de suite. Il tire une convocation de sa poche pour y vérifier avec soulagement qu’il est attendu bureau H.

Sans que le couloir ne dévie une seule fois de sa ligne droite, Armand Duchemin atteint la porte qu’il recherche et y frappe avec vigueur. Une voix forte et autoritaire l’invite à entrer. L’antichambre dans laquelle il pénètre n’est pas plus large que le couloir qu’il quitte. Le bureau encombré de piles de dossiers vertigineuses et d’un ordinateur poussiéreux, en occupe la majeure partie. Placé en biais, il masque partiellement la porte qui mène au cabinet du professeur. L’allure de la femme qui tape sans discontinuer sur son clavier, le surprend, car à sa voix, il ne l’aurait pas imaginée si petite. Quand elle lève la tête de l’écran, le regard qui le transperce le fait instantanément se sentir coupable. Il ignore quelle faute il a pu commettre, mais il comprend intuitivement qu’il a dérogé à une règle majeure, quelle qu’elle soit.

Vous êtes en retard, lui assène-t-elle.

Armand Duchemin se détend imperceptiblement. Il esquisse un sourire, qu’il veut le plus aimable possible.

Il doit y avoir une erreur. Je suis M. Duchemin, j’ai rendez-vous avec le Professeur Ravik à 18h30.

Vous êtes en retard, insiste la femme, sans le quitter des yeux.

Armand Duchemin fronce les sourcils, troublé. Il sort à nouveau sa convocation de sa poche pour la consulter.

Je vous assure, j’ai rendez-vous à 18h30, il n’est que 18h20. Je serais presque en avance. A moins que… Bredouille-t-il en vérifiant l’heure. Ma montre est à l’heure, j’en suis certain, quand je suis monté dans le bus…

La femme lève brusquement la main devant elle pour le faire taire.

Peu importe, vous êtes en retard.

Mais…

Vous allez devoir patienter. Je suis désolée, les restrictions ne nous permettent plus de vous offrir un lieu convenable, vous devrez attendre là. Oui, ici même, où vous vous trouvez. Il n’est nul besoin de préciser qu’il est interdit de s’appuyer contre les murs.

Armand Duchemin reste interdit, puis reprenant ses esprits, il interroge la femme, un sourire ironique aux lèvres.

Mais je ne vous suis plus. Je suis en retard, pourtant, je dois patienter ?

La femme reprend la lecture du document qui s’affiche sur son écran.

– Vous voulez peut-être que j’annule votre rendez-vous ?

Découragé par le ton méprisant de cette dernière réplique, Armand Duchemin se résigne et patiente en silence, évitant de croiser le regard de la femme qui l’observe du coin de l’œil.

Ils sursautent l’un et l’autre lorsqu’une sonnerie épouvantable retentit.

Je ne m’y habitue pas, soupire la femme agacée. Vous pouvez entrer. Faites attention en passant de ne rien faire tomber, ça arrive constamment, ajoute-t-elle sèchement.

Armand Duchemin se faufile sans rien répondre vers le bureau du professeur Ravik. L’homme, confortablement assis dans un fauteuil rouge écarlate, un ordinateur portable sur les genoux, lui fait signe de s’installer face à lui.

Bon, bon, bon, j’imagine qu’elle vous a fait le coup du retard. Ce n’est pas méchant, ne vous formalisez pas. Sous couvert d’une vague étude psychologique, elle se passe les nerfs sur la plupart de mes patients. Rien de personnel. Bref, Monsieur Duchemin… Armand Duchemin. Ah, voilà votre dossier. Vous êtes là pour le Rendez-vous Bilan. C’est bien cela ? interroge le professeur en regardant Armand Duchemin par-dessus ses lunettes.

La convocation ne le précise pas, mais ce serait étonnant. Le Rendez-vous Bilan ne se fait qu’à 55 ans, répond Armand Duchemin intrigué.

Oui, c’est bien cela, 55 ans. Et si vous êtes là, c’est que vous les avez. Je vois dans votre dossier que…

Il doit y avoir une erreur, l’interrompt Armand Duchemin, je n’ai que 45 ans.

Ah mais, oui ! Je le vois dans votre dossier. 45 ! Tout juste. Ce n’est pas possible, c’est la troisième fois ce mois-ci. Je suis désolé, réellement désolé. Le Système a décidé de lancer des convocations de manière aléatoire. Nous avons fait remonter l’information aux services concernés, mais vous savez ce que c’est.

Armand Duchemin hoche la tête, sans comprendre tout à fait.

Eh bien, je ne sais pas quoi vous dire, reprend le professeur Ravik en se levant avec peine de son fauteuil tandis qu’Armand Duchemin l’imite. Je ne vais pas vous faire perdre plus de temps. Veuillez accepter mes sincères excuses au nom de l’Organisation.

L’homme conclut l’entretien par une ferme poignée de main et laisse Armand Duchemin au seuil de l’antichambre face à la femme qui le fusille du regard. Pris d’un fou rire, il lui lance en quittant la pièce :

Je vous avais bien dit que j’étais en avance !

En commun

Lorsque le bus débouche au coin de la rue, Sarah vérifie instinctivement l’heure, trois minutes d’avance. C’est plutôt inhabituel. Lorsqu’elle aperçoit l’un de ses voisins qui accoure, essoufflé, elle se demande si c’est préférable à trois minutes de retard, finalement. Elle balaie la question en se reprochant de ne jamais être contente … Après avoir validé son trajet, elle s’avance dans le bus pour s’installer près d’une fenêtre. Une voix enregistrée, à l’accent mécanique, lui rappelle la ligne qu’elle emprunte et la direction qu’elle a choisie. Sarah s’est habituée à ce rituel mais elle ne parvient pas à contenir une pointe d’agacement quand la voix enchaîne sur « le port du masque est obligatoire ». Sarah doute qu’il reste encore un usager dans toute la ville qui soit passé à côté de cette information. Elle ne comprend pas ce qui justifie qu’elle soit répétée à chaque arrêt, à longueur de trajet. Les pictogrammes placardés sur les vitres ne suffisent-ils pas ?

A l’arrêt suivant, ça ne manque pas, nouveau rappel de la ligne, nouveau rappel de la direction, encore une fois « le port du masque est obligatoire ». Sarah soupire en observant les passagers qui montent dans le bus. Elle est saisie par la taille d’un homme dont la carrure passe tout juste la porte. Il se tient courbé, pourtant son crâne accroche au plafond à plusieurs reprises. Sa peau grise comme de la cendre lui donne une mine affreuse qui contraste avec les yeux verts émeraude et le sourire radieux qui illuminent malgré tout son visage. Il s’installe avec beaucoup de difficultés sur deux sièges qui suffisent à peine à le contenir. Sarah se surprend à comparer la silhouette de l’homme aux descriptions de celles des ogres de contes.

Pourtant lorsque s’élève de son veston, la sonnerie d’un téléphone portable, elle est brutalement ramenée à la réalité. Elle est d’autant plus surprise de constater que l’appareil qu’il extirpe maladroitement de sa poche ne ressemble à aucun autre qu’elle connaisse. Il est absurdement grand et muni d’une antenne télescopique que l’homme déploie jusqu’à la glisser par le haut de la fenêtre pour capter un signal. C’est du moins ce qu’elle suppose, car il la déplace à plusieurs reprises, mais garde l’appareil face à lui, sans jamais le porter à son oreille. Sarah envisage de se pencher pour tenter d’apercevoir ce qui s’affiche sur l’écran, quand l’homme se lève à l’approche de son arrêt. Il peine à passer la porte une nouvelle fois. Sarah, intriguée, le suit du regard alors qu’il s’avance sur le trottoir en rangeant son appareil, mais le bus le dépasse rapidement. Elle reporte son attention sur les autres passagers et cherche à comprendre ce sentiment d’étrangeté qui l’envahit, quand la voix métallique l’alerte. Elle annonce le nom de l’arrêt puis l’agrémente d’un « terminus », qu’elle répète avec insistance. Sarah se lève, perdue. Quelle bécasse, se dit-elle, j’ai raté mon arrêt.