L’annonce

Sur les phrases de début et de fin, Pour une fois que j’étais prêt ! et Mais alors, qu’est-ce qu’on attend ?, de Fanny Biron

Pour une fois que j’étais prêt ! C’est tout de même extraordinaire, il n’y a qu’à moi que ça pouvait arriver. Des mois que je m’entraîne, sans même m’accorder un jour de répit et voilà que tout part de travers. Je n’en reviens pas ! Surtout qu’il a fallu que je me fasse violence pour tenir une telle discipline, car ce n’est pas dans mon tempérament. D’ailleurs, rien de tout ça n’est dans mon tempérament. La danse, le collectif, le devant de la scène. Je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris. Quand j’ai lu l’annonce, je me suis dit, encore un blabla participatif comme il en fleurit un peu partout. Le nom du chorégraphe ne me disait rien, ce qui n’est pas une grande surprise, car ma culture dans le domaine est très limitée. Pourtant, le numéro de téléphone de la compagnie s’est immédiatement imprimé dans ma mémoire. Les chiffres, c’est mon truc, c’est indéniable. J’ai la mémoire des chiffres. Mais là, après une seule lecture, ça m’a interpellé. Surtout que les jours qui ont suivi, ils me sont revenus à l’esprit, à des moments très improbables : devant l’étale du maraîcher alors que je choisissais un chou-fleur, en traversant le pont qui enjambe le fleuve au pied de mon immeuble, alors que je composais le numéro pour appeler ma fille. Quand je lui ai raconté, elle m’a conseillé de contacter la compagnie. Puisque le numéro me trottait dans la tête, c’est que j’avais, inconsciemment, été attiré par le projet. J’ai d’abord pensé qu’elle se moquait de moi, mais étrangement, ce qu’elle me disait faisait écho à des pensées qui m’avaient traversé, mais que j’avais fait taire tant bien que mal. J’ai tergiversé encore quelques jours, puis j’ai fini par appeler. Et en moins de dix minutes, je me suis retrouvé inscrit à participer à un spectacle de danse. En raccrochant, je me suis croisé dans le miroir du vestibule. J’ai ricané bêtement. J’ai tout sauf l’allure d’un danseur. Je me suis dit que j’irai à la première répétition, comme je venais de m’y engager, mais j’avais la certitude que le chorégraphe ne mettrait pas 5 min à se rendre compte qu’il ne tirerait jamais rien de moi. Je l’entendais déjà, gêné, chercher les mots pour me faire comprendre que si je ne revenais pas, ça rendrait service à tout le monde. Seulement, c’est tout l’inverse qui s’est produit. Malgré mes raideurs, mes maladresses, mes faux départs à répétition, mes mouvements d’humeur permanents, il a été d’une patiente inimaginable. Pire encore, il a estimé que ma carrure imposante devait me placer au centre de sa chorégraphie. Je reste persuadé que ça n’a fait que compliquer la tâche de chacun des participants, mais ça m’a définitivement impliqué dans le projet. Il n’était plus question que je me défile. Alors, je me suis piqué au jeu. A tel point que je me suis inscrit à des cours, en parallèle des répétitions, car il était hors de question que je fasse les choses à moitié. Tant qu’à être au centre, autant ne pas se rendre ridicule. J’ai beaucoup douté, mais à force de travail, je crois que j’ai fini par me sentir à ma place. Seulement, si on ne commence pas tout de suite, je ne réponds de rien. Forcément, on a dû attendre que la pluie s’arrête, mais ça fait bien un quart d’heure que le soleil perce à nouveau à travers les nuages. Le public est revenu. On est tous en place. Mais alors, qu’est-ce qu’on attend ?

Les clés

Les mots : enfinsoleilespoirbleucoquelicots, proposés par Nadine Biron

Elle fouille une nouvelle fois le sol du regard, sans plus y croire, quand elle aperçoit un léger éclat, à quelques centimètres de la glacière. Enfin ! Elle le savait, ces fichues clés ne pouvaient pas être bien loin. Elle les avait certainement laissées tomber, au moment même où elle pensait les mettre à l’abri, en les glissant dans la poche arrière de son pantalon, ou encore lorsqu’elle s’était assise dans l’herbe. Elle les dégage avec des gestes brusques et retire la terre qui s’est incrustée dans chaque interstice. Comment ont-ils pu les piétiner, sans s’en rendre compte, au point de les enfouir aux trois quarts ? Elle savoure l’ironie qui n’a laissé affleurer que ce porte-clés ridicule, dont elle a pensé se débarrasser plus d’une fois. A cette heure, le soleil est haut dans le ciel et brûle ses épaules nues. Elle attrape la gourde et boit avec avidité, en laissant couler des filets d’eau sur son menton. Elle rassemble leurs affaires, éparpillées à droite, à gauche. Elle aura mis plus d’une demi-heure pour les retrouver. Trente minutes qui ont suffi à faire tourner cette magnifique journée au cauchemar. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’elle s’agace de la disparition de son trousseau. Il a, dans un premier temps, été conciliant, en énumérant tous les endroits où elle avait pu les laisser. Mais devant son entêtement à affirmer qu’elle les avait, sans aucun doute possible, mises dans sa poche, il s’était emporté. Le ton était monté rapidement d’un côté comme de l’autre. Les récriminations s’étaient étendues à toutes les sphères de leur vie commune. Elle s’était éloignée pour mettre fin à l’escalade. C’est alors qu’il l’avait plantée là, au beau milieu d’un champ en friche, avec les restes du pique-nique sens dessus-dessous. Elle se dirige vers la voiture, chargée de sacs remplis à la va-vite, qu’elle jette dans le coffre. La clé de contact accroche un peu, mais elle réussit à démarrer. Elle prend la route dans la direction qu’il a empruntée. Elle s’imagine que quelqu’un l’aura pris en stop, pourtant, elle parcourt près d’un kilomètre de campagne en scrutant les talus, dans l’espoir de le retrouver. Elle pile à la sortie d’un virage. Elle a aperçu, au loin, une tâche parmi les tournesols, qui pourrait être du bleu de son t-shirt. Elle s’avance lentement, sur quelques mètres pour trouver un chemin sur lequel se garer. Elle descend de la voiture sans perdre de vue la silhouette, qui contrairement à ce qu’elle pensait, s’avance vers elle. C’est bien lui. Elle reconnaît sa démarche. Il progresse rapidement. Elle se cale contre la carrosserie et le laisse venir. Elle n’a aucune idée de ce qu’ils vont pouvoir se dire. Il est face à elle. Il la dévisage longuement. Ils ne sourient pas, s’observent. Après d’interminables secondes, il lui tend un bouquet de coquelicots, qu’elle attrape avec précaution. Puis, il esquisse un vague sourire avant de s’installer, sans un mot, sur le siège passager.

Points de suspension…

Comme chaque matin, ces dernières semaines, elle s’installe devant son bureau pour allumer son ordinateur. La fenêtre est ouverte et les sons de la rue montent jusqu’à elle : des voix couvertes, de loin en loin, par le passage de voitures, puis, traversant ce paysage, le cri d’une mouette, rapidement remplacé par des chants d’oiseaux plus discrets. Après avoir parcouru distraitement ses messages électroniques, elle ouvre le document sur lequel plusieurs dizaines de textes s’alignent. Elle a un geste d’impatience face à la lenteur du logiciel à se mettre en route. Pourtant, rien ne presse. Elle parcourt la pièce du regard, pour tromper son agacement, puis revient vers son écran. Les lignes s’affichent enfin. Elle complète le dernier texte, commencé la veille, avant d’en faire une relecture attentive. Elle reformule cette phrase qui accroche, modifie ce mot que l’on retrouve à deux lignes d’intervalle. Elle change un accord, puis rectifie un accent. Elle vérifie l’orthographe de cet adjectif, qui ne lui revient jamais. En regardant le curseur clignoter à la suite d’une virgule, elle songe à ces personnages qui l’ont accompagnée, au fil des jours, durant près de deux mois. Elle se remémore leurs histoires, qui lui ont été soufflées par ces mille sensations qui nous ont traversés, les uns et les autres, durant cette incroyable période. Elle sait que rien n’est fini, mais qu’un nouveau chapitre doit s’ouvrir. Elle ignore encore de quoi il sera fait. Elle pense à celles et ceux qui auront donné corps à ces récits, de l’autre côté de ce miroir, et qu’elle ne saura jamais assez remercier au moment de tracer, sans transition, ce signe de conclusion…

Après

Après, il fallait y penser avant. Après, je le vois venir, avec ses voitures qui réinvestissent déjà la ville. Je l’entends avec ces idées qu’il faudrait se conformer à des injonctions de relance sans même prendre le temps d’y penser. Je le sens s’insinuer dans les considérations comptables qui justifient déjà des annonces de licenciements. Je le crains, avec ses « on voudrait bien, mais vous comprenez…». Je suis passée, hier après-midi, devant ce vieil hôtel, qui est fermé depuis tant d’années que j’en ai perdu le compte. Il tient encore debout, à l’aide de renforts qui lui servent de colonne vertébrale. Ce curieux rafistolage ne fait pourtant pas illusion. La plupart des ouvertures sont murées, mais quand on s’avance dans la ruelle qui longe la bâtisse sur la droite, on découvre deux encadrements de fenêtres vides. On s’aperçoit alors que ce bâtiment n’est qu’une façade sans plus rien à l’intérieur, sans même de toiture. L’image est belle, pourtant, car elle ouvre des pans de ciel bleu dans ces murs délabrés, que de rares nuages traversent. Cela m’a fait penser à cet après que l’on nous a promis, sonnant comme un de ces « plus jamais ça », que l’on nous a si souvent servi. Cela m’a évoqué ces beaux discours de façade qui masquent un vide qui ne fera qu’alimenter les mêmes moulins, comme toujours. Il y a eu bien d’autres catastrophes, il en est d’autres toujours en cours et nous savons celles à venir. L’après, il le réclame, elle l’appelle, ils le construisent depuis bien longtemps. Les formules à l’emporte-pièce n’y feront rien. Nous sommes aujourd’hui, et nous avons le choix.

31 415,93 km²

En temps normal, c’est une vraie chance de vivre à quelques dizaines de kilomètres de l’océan. Si on fait abstraction des bouchons monstres que ça occasionne chaque fin de semaine, à la belle saison, ça reste un privilège, que beaucoup nous envient. Mais là, quand je trace sur la carte le petit cercle de 100 km de rayon autour de mon lieu d’habitation, et que le quart de la surface de circulation qui m’est autorisée tombe à l’eau, je me sens un peu flouée. Alors, on pourrait se dire que dans cette petite superficie qui nous est allouée, il y a des kilomètres de littoral, mais comme on ne pourra probablement pas y accéder… Je sais que c’est en débat et qu’il reste un petit espoir, mais ça me rend maussade. C’est la même chose avec le fait d’avoir une île au milieu de tout ça, ce n’est pas la peine de s’en réjouir, parce qu’on sait pertinemment qu’on ne va pas y mettre les pieds de si tôt. Et si seulement ça se limitait à ça. On pourrait se rabattre sur les balades à travers champs, les promenades au milieu des vignes, les longs itinéraires à vélo, que sais-je. Mais ce qui passe difficilement, c’est que mon cercle, celui dans lequel vivent ma famille et mes amis, déborde du cadre. Et encore, on ne peut même pas se plaindre, on a basculé en zone verte et les départements limitrophes accessibles le sont aussi. Ça laisse quelques possibilités que certains n’auront même pas. Mais comme ça fait près de huit semaines, que je me dis que je n’ai pas à me plaindre parce que ceci, parce que cela… Ce qui est vrai, je ne reviens pas là dessus. Surtout que j’ai même la chance de ne pas avoir de motif familial impérieux qui justifie le moindre déplacement au-delà du périmètre réglementaire… Tout le monde va bien. Mais là, quand même, je trouve ça difficile à avaler. Non, vraiment. Il est certain que ça élargit les perspectives, mais on n’est pas rendu…

Le masque

Oui, eh bien, tu diras à Mamie Janique que j’apprécie beaucoup, mais ça fait des années que je n’ai pas porté de rose et je n’ai absolument pas l’intention de revoir ma garde robe de fond en comble sous prétexte qu’elle n’a plus que ce coupon sous la main. Et tu peux me dire pourquoi ? Pourquoi Julien aurait le droit aux petits restes « plus masculins », pendant que moi, je devrais porter un truc à fleu-fleurs gnan-gnan ? Parce que je suis une fille ? C’est ce que tu es tentée de répondre, non ? Donc, soit tu penses que les filles sont plus gnan-gnan que les garçons, ou qu’en tout cas, elle le supporte mieux, soit tu es persuadée qu’elles ont un plus grand sens du sacrifice, et qu’elles sont prêtes à se rendre ridicules pour que leurs frères gardent la tête haute. Comment ? Mais oui, je ne remets pas ça en question, Mamie Janique est adorable, et tu la remercieras pour moi. Mais elle pourra donner ce masque à quelqu’un qui en apprécie la couleur. Et non, je ne fais pas la fine bouche, un masque est un masque mais si j’ai le choix… Mais bien sûr, je vais faire la queue à la pharmacie, à la supérette, devant les boutiques de tissus qui vendent des kits. Je ne te demande pas d’y aller pour moi, je ne vois pas en quoi ça te pose un problème. Oui, je sais coudre. C’est même toi qui m’as appris, je te rappelle. Je couds assez mal, c’est vrai, mais avec un bon tutoriel, et je peux te dire qu’on en trouve à profusion depuis quelques semaines, je devrais pouvoir m’en sortir. Non, tu ne le prends pas pour faire plaisir à mamie et le planquer au fond d’un tiroir parce que même toi, tu ne le porteras pas. Non, ce serait l’inciter à m’en refaire jusqu’à épuisement de son coupon, ça me mettrait très mal à l’aise. Non, laisse tomber, je vais le faire. Non, puisque je te le dis. Je raccroche et je l’appelle. Oui, je le fais, ce sera l’occasion de prendre de ses nouvelles.

Portrait

Il replace les pochettes les unes sur les autres. Il a passé de longs moments, ces derniers jours, à trier de vieilles photographies oubliées dans un carton, au fond d’un placard. Toutes ces prises de vue d’avant le numérique, qu’il n’avait pas manipulées depuis si longtemps. Il a tenté de se remémorer les circonstances dans lesquelles chaque image avait été prise, pour prendre quelques notes au dos. Mais pour être honnête, pour les plus anciennes, il a souvent séché sur le nom de telle femme en arrière plan, sur les raisons qui avaient amené ce couple à entrer dans le cadre de son appareil, sur l’emplacement de cette montagne qu’il ne se souvenait pas avoir gravie. Comme il est souvent derrière l’objectif, il apparaît très peu sur les photographies. Pourtant, de loin en loin, on l’aperçoit, les cheveux plus ou moins longs, quelquefois avec la barbe, exceptionnellement affublé d’une affreuse moustache. Ce n’est qu’au fond de la boîte, sur des clichés que lui avait confiés sa mère, qu’on le retrouve plus souvent. Il pose auprès de ses parents ou de ses sœurs, il joue seul. Il s’est longtemps attardé sur cette photographie sur laquelle il est assis dans l’herbe, concentré à emboîter un cube dans une petite voiture en métal. Il la reconnaît, car elle a été accrochée sur le mur du petit salon, durant de longues années. Cela lui donne l’illusion de se souvenir de ce moment, mais il sait que tout ce dont il se rappelle, c’est cette trace qu’il a entre les mains. Sans elle, cet instant serait perdu. Il ne sait rien de ce qui s’est passé avant, et n’a aucune idée de ce qui a pu suivre. En déposant la dernière pochette, il hésite un moment. Il avait envisagé de numériser l’ensemble des photographies, avant de renoncer face à l’ampleur de la tâche. Pourtant, il rouvre la pochette et fait défiler une nouvelle fois les images. Pourquoi pas, finalement, il a encore le temps.

Réunion de famille

pour Mina

Il y a moins d’un an, nous nous étions imaginés parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour nous retrouver ce weekend, quelque part sur la côte. Si rien n’était venu bousculer nos plans, certains seraient déjà arrivés, d’autres seraient encore en route, tandis que les derniers ne nous rejoindraient que demain. Nous descendrions nos sacs des voitures, que nous entasserions à l’étage. Nous viderions nos paniers dans la cuisine, sans plus trouver de place dans le frigo pour les produits frais. Les bouteilles s’aligneraient dans l’arrière cuisine. Nous chercherions notre place, à la cuisine, au salon, dans le jardin. La maison résonnerait de conversations qu’il serait impossible de toutes suivre. Nous piocherions des nouvelles de chacun en passant de l’une à l’autre. Puis, le moment viendrait d’établir un programme qui convienne à tout le monde. Elle avait pensé à un grand pique-nique dans les dunes, face à l’océan. Il rêvait de longues siestes au soleil, allongé sur une chaise longue, les pieds dans l’herbe. Ils avaient prévus deux sacs de jeux de société, au cas où. Elle avait repéré ce sentier côtier qui, disait-on, était très agréable à cette saison. Ils avaient encore quelques courses à faire. Il pensait tout à coup, qu’il devait préparer son dessert à l’avance. A quelle heure mangeait-on ? Les enfants s’en moqueraient, ils joueraient déjà dans le prunier. Il y a moins d’un mois, nous nous étions déjà persuadés qu’il faudrait annuler. Nous avions fait semblant d’y croire encore quelques jours, puis nous avions dû nous résigner. Aujourd’hui, chacun chez soi, se console en regardant la pluie tomber contre ses fenêtres. Dans un an peut-être…