Prince.sse.s

Tu croyais ça, toi, comme dans les livres, le type qui monte au créneau dès qu’il est question de te sauver d’un danger ? Mais quel est le plus grand danger qu’on ait jamais agité sous ton nez ? Dis-moi, toi qui batailles depuis ton premier jour, de quoi as-tu peur, vraiment ? A part, peut-être, de ton vieux prince dégarni, qui chaque fois qu’il part en campagne, t’annonce que ce sera la dernière et que, certainement, il ne reviendra pas, sans jamais t’en dire davantage. Il te laisse imaginer le gouffre qui l’attire, bien incapable de distinguer le vrai du faux dans les contradictions qui l’animent. Et pour quoi ?, si ce n’est pour qu’encore une fois, toi, tu te battes, corps et âme, pour qu’il revienne, persuadé qu’il est l’élu, le seul et l’unique, le valeureux. Il reviendra, encore, peut-être, et ne te concèdera rien que cette illusion du devoir accompli, te laissant seule face aux ombres qui le dévorent, te laissant seule face à celles qui te rongent. Alors, un jour, fatiguée, il te faudra déposer les armes pour reprendre ton souffle. Tu ne t’étonneras pas alors, non, qu’il en profite pour se perdre loin, là où tu ne peux plus l’atteindre. Ce jour-là, cillant confusément, tu finiras par ouvrir les yeux et alors peut-être, tu comprendras qu’il te faut changer d’histoire.

Les textes publiés sur cette page seront portés par les contraintes d’écriture que vous m’aurez envoyées par mail, à l’adresse: mb@traitpourtrait.org, en indiquant votre prénom et votre nom.

Je vous propose de choisir un des trois types de contraintes qui suivent :
– vous m’envoyez une première phrase par laquelle je devrai débuter le texte, et une seconde par laquelle je serai tenue de le terminer.
ou
– vous me donnez 5 mots, que je devrai placer, dans l’ordre, au fil du récit.
ou
– vous me proposez deux prénoms et une situation de départ (exemple: Julie et Adèle sont dans un bateau, perdues au large)

Couper les ponts

d’après les mots : cosmique – festival – pont – appendice – alligator

La lumière du petit matin filtre à travers les rideaux tirés. Sophia, immobile au centre de la pièce, est assise en tailleur sur un minuscule espace de parquet dégagé à travers un désordre cosmique. La bibliothèque, renversée sur les livres éparpillés au sol, tient en équilibre précaire sur le pied d’une chaise basculée sur le côté. Les rideaux lacérés se répandent ici et là, sur une plante verte, la table basse, une tasse de café dans laquelle le tissu infuse. Une multitude de feuilles imprimées, griffonnées, déchirées, parsèment le tout, tels des confettis hystériques. Sophia tend la main pour attraper l’un d’eux, rectangle grossier d’un centimètre sur deux. Couvert de jaune, piqueté de noir, il n’a rien à lui apprendre. Elle l’observe froidement, le jette pour en attraper un autre. Sur celui-ci, elle déchiffre quelques lettres du nom d’un festival où ils avaient pensé aller, où elle n’irait pas.

Ses doigts s’écartent pour laisser le morceau de flyer s’échapper. Il volète dans un rai de soleil avant de s’aplatir mollement par terre. Un léger tremblement surprend Sophia qui le sent agiter ses épaules. Les sursauts s’intensifient rapidement sans qu’elle puisse rien y faire, tandis qu’une première larme coule sur sa joue. La femme passe une main étonnée sur son visage. Elle regarde le bout de ses doigts humides, incrédule. Une digue cède alors et laisse un déferlement de sanglots lui échapper. Les larmes se déversent sans plus de réserve, son nez coule, sa bouche ouverte dans une grimace laisse échapper une plainte rauque. Sophia pleure, comme jamais. Plus rien n’existe que son chagrin.

Regarde dans quel état tu te mets, ma pauvre chérie ?, lui aurait dit sa grand-mère. Tout ça pour quoi ? Sophia renifle bruyamment en repensant à ces dernières semaines. Sa respiration se calme. Les larmes refluent. Eh bien, chère grand-mère, si tu crois qu’il est facile de couper les ponts, de partir sans se retourner, comme ça, du jour au lendemain, c’est que tu n’y connais rien à rien. Comment avait-elle pu être naïve au point de croire que ne plus s’aimer se décidait comme ça, un jour, et qu’il suffisait d’y croire pour que tout se passe en douceur. Ne plus s’aimer, c’est avant tout s’être aimés. Étrangement, elle ne l’a jamais ressenti si profondément et cet appendice greffé au cœur, même moribond, ne va pas se laisser déloger sans se défendre, elle le comprend à présent. S’appuyant sur ses mains, Sophia se redresse, étourdie. Elle attrape l’abat-jour d’une lampe qu’elle tente de remettre d’aplomb, puis y renonce pour se préoccuper d’un livre plié en deux sous un meuble renversé. Elle le dégage avec précaution, lisse les pages entre ses mains avant de le poser sur une pile de magazines éparpillés sur le sol. Comme elle aperçoit sous l’un d’eux une forme qui l’intrigue, elle se penche pour le soulever. Elle découvre alors un alligator en bois, maladroitement sculpté. La femme sourit de tomber sur ce bibelot, parmi tant d’autres. Sa première sculpture, celle qu’il lui avait offerte un matin, se dépêchant de l’embrasser pour dissiper sa gêne. Elle sert l’animal en bois dans le creux de sa main et d’un pas soudain décidé, elle se dirige vers la porte. Passant rapidement par le vestibule où elle attrape une veste, Sophia sort sans se retourner. Elle a besoin d’air.