Les éphémères

voici deux textes initiés par une liste de mots proposée par Carine Gréaud en lien avec le Printemps des poètes

Une vie ailleurs
d’après les mots murmure – foudre – imaginaire – insaisissable – énigm(atique)

Alors qu’elle ouvre au hasard un livre, après l’avoir tiré de son sac, Marina fait un pas en arrière pour s’adosser au fond de l’aubette de bus. Elle relève ses lunettes de piscine sur son front, plissant les yeux pour déchiffrer péniblement les premiers mots d’un chapitre. La jeune fille, déçue par la banalité des quelques phrases dont elle est finalement venue à bout, tourne les pages à la recherche d’un mot, d’une idée, qui pourrait retenir son attention rien qu’un instant. Mais, incapable de faire taire le murmure lancinant qui accapare son esprit, elle referme le livre brutalement avant de l’enfoncer dans sa poche sans ménagement, tordant la couverture en deux. Ne sois pas stupide, Marina. Ne sois pas stupide, ne sois pas stupide, répète de plus en plus vite la petite voix tapie dans un recoin de sa tête.

Furieuse de ne pas pouvoir la contenir, l’adolescente fronce les sourcils quand le bus s’arrête devant elle en faisant crisser ses roues contre le rebord du trottoir. Rabattant ses lunettes de piscine sur ses yeux, Marina s’approche de la porte qui s’ouvre dans un bruit de soufflets. Brusquement, alors que la conductrice la dévisage avec curiosité, Marina comprend que rien n’y changera jamais rien. Chaque regard qui se posera sur elle aura la même couleur ahurie, chaque esprit qui se penchera sur son cas en viendra à la même conclusion : cette fille est particulière. En un battement de cil, elle voit sa vie défiler sous ses yeux, ponctuée d’une litanie d’adjectifs de moins en moins glorieux : particulière, spéciale, différente, fofolle, zinzin… En une fraction de seconde, tous les regards croisés au court d’une existence se détournent, les cœurs se ferment, l’horizon se bouche. Toute une vie pareille, en un clin d’œil. La douleur qu’elle ressent alors est aussi fulgurante que si elle avait été atteinte par la foudre, traversée de part en part par un éclair. Son cœur est prêt à éclater quand la conductrice se décide à actionner la manette pour refermer les portes derrière la jeune fille. Se sentant prise au piège, Marina cède à la panique et se cogne contre les battants prêts à se refermer sur elle, tandis qu’elle quitte le bus à reculons. Le système de sécurité se déclenche quand elle se retourne, pour la laisser s’échapper en courant. Faudrait savoir ce qu’on veut, crie un homme du fond du bus.

Pendant qu’elle court à en perdre haleine le long du trottoir, Marina veut se persuader que si elle atteint sa maison sans s’arrêter, tout sera différent, changé. Finies les vies imaginaires, terminée la petite voix exaspérante, les regards méchants. Marina court, et se sent en vie pour la première fois depuis longtemps. Ses poumons la brûlent, mais peu importe, elle est en vie et elle aime cette sensation. Seulement, quand elle arrive enfin à la hauteur de sa rue, elle doit ralentir, jusqu’à s’arrêter devant le spectacle déroutant qui s’offre à elle. Les immeubles, ensevelis sous une épaisse couche de brouillard, ne sont plus que de vagues silhouettes s’élevant là où ils s’étaient dressés jusqu’à présent. Effrayée, l’adolescente fait un pas en arrière et manque de tomber à la renverse, le pied dans le vide.

Décidez-vous, mademoiselle, répète la conductrice du bus alors que Marina la dévisage d’un regard insaisissable derrière ses lunettes de piscine qu’elle réajuste nerveusement après avoir esquissé un sourire énigmatique. D’un mouvement rapide et sûr, la jeune fille valide son trajet avec sa carte de transport puis traverse le véhicule pour s’installer sur l’un des sièges du fond. Marina sort le livre resté enfoncé dans sa poche et se perd dans l’exploration de l’illustration de couverture, à nouveau indifférente au monde qui l’entoure.

Peau de chagrin
d’après les mots: murmure – foudre – imaginaire – insaisissable – impensé

Faudrait-il qu’au passage du temps, les trains s’arrêtent, pour que penchée à leurs fenêtres, une foule impossible à dénombrer laisse s’échapper dans un murmure, les questions insondables qui lui serrent la poitrine. D’où vient-il? Que cherche-t-il? Pourquoi nous fuir ?

La foudre transpercerait alors l’obscurité, laissant entrevoir des lambeaux de vérité éculés. Peau de chagrin pour des troupes en déroute. Faudrait-il ensuite forcer les trains à repartir à toute allure, quitte à les lancer vers des paysages imaginaires ? La foule, blottie sous les sièges, marmonnant des incantations insaisissables, ni verrait plus que du feu.

Ou bien, bercé par le roulis des trains, suffirait-il de se laisser porter sans se débattre, vers ces territoires impensés, au risque de ne jamais revenir. Voyageur sans but, s’émerveillant de tout.

Comment savoir?