L’étape

Dans le dernier virage, Marie est déséquilibrée par une voiture qui la frôle à grande vitesse. Machinalement, elle redresse la tête, pour apercevoir fugacement le visage de la passagère, dont les traits irréguliers la surprennent. Ces quelques secondes d’inattention la contraignent à redoubler d’efforts pour rétablir son allure en puisant dans des réserves qu’elle imaginait avoir épuisées depuis longtemps. Les derniers coups de pédales qui l’emmènent jusqu’au col lui arrachent de petits cris de douleur. Pourtant, au moment où le vélo s’engage dans le replat, la tension qui bridait ses muscles s’évanouit instantanément. Elle continue à pédaler mécaniquement, sans plus reconnaître les sensations qui parcourent ses jambes. Lorsqu’elle parvient au panneau qui indique les 1709 m d’altitude qu’elle a réussi à atteindre, après 2h de montée, elle a une vague hésitation. Ce n’est que lorsqu’elle commence à vaciller, qu’elle se décide à poser un pied par terre. Un peu hébétée, elle observe autour d’elle ce va-et-vient de vélos, motos, voitures, piétons, brebis, vaches, chevaux… Elle reconnaît la femme au visage marqué qui traverse la route un peu plus loin, trottinant derrière son mari. Il frôle à nouveau Marie, sans même lui accorder un regard, tandis que sa femme esquisse un sourire timide en passant à sa hauteur. Ils se dirigent d’un pas décidé vers 3 vélos de plus de deux mètres de haut qui s’élèvent dans l’herbe. Au moment où l’homme sort son appareil photo et cherche le meilleur angle pour son cliché, deux enfants accourent pour grimper sur les cadres, peints aux couleurs de maillots du Tour de France. L’homme à l’appareil regarde sa femme, ahuri, avant de se tourner vers la mère qui s’approche lentement. Visiblement contrarié et sûr de son droit, il demande sèchement à ce que les enfants s’éloignent, le temps qu’il prenne sa photo. La mère appelle les petits, qui ne rechignent pas, tandis que l’homme commente, tout de même, sa photo… Sa femme murmure un merci à l’attention de la jeune femme, qui sonne comme des excuses. Les enfants rient. Marie s’attarde un long moment à suivre leurs silhouettes qui s’éloignent sur un sentier, loin devant celles de leurs parents. Quand ils disparaissent derrière un mamelon rocheux, elle parcourt les crêtes du regard. Elle inspire profondément, pour s’imprégner de l’immensité qui l’entoure.