Les textes publiés sur cette page seront portés par les contraintes d’écriture que vous m’aurez envoyées par mail, à l’adresse: mb@traitpourtrait.org, en indiquant votre prénom et votre nom.

Je vous propose de choisir un des trois types de contraintes qui suivent :
– vous m’envoyez une première phrase par laquelle je devrai débuter le texte, et une seconde par laquelle je serai tenue de le terminer.
ou
– vous me donnez 5 mots, que je devrai placer, dans l’ordre, au fil du récit.
ou
– vous me proposez deux prénoms et une situation de départ (exemple: Julie et Adèle sont dans un bateau, perdues au large)

Couper les ponts

d’après les mots : cosmique – festival – pont – appendice – alligator

La lumière du petit matin filtre à travers les rideaux tirés. Sophia, immobile au centre de la pièce, est assise en tailleur sur un minuscule espace de parquet dégagé à travers un désordre cosmique. La bibliothèque, renversée sur les livres éparpillés au sol, tient en équilibre précaire sur le pied d’une chaise basculée sur le côté. Les rideaux lacérés se répandent ici et là, sur une plante verte, la table basse, une tasse de café dans laquelle le tissu infuse. Une multitude de feuilles imprimées, griffonnées, déchirées, parsèment le tout, tels des confettis hystériques. Sophia tend la main pour attraper l’un d’eux, rectangle grossier d’un centimètre sur deux. Couvert de jaune, piqueté de noir, il n’a rien à lui apprendre. Elle l’observe froidement, le jette pour en attraper un autre. Sur celui-ci, elle déchiffre quelques lettres du nom d’un festival où ils avaient pensé aller, où elle n’irait pas.

Ses doigts s’écartent pour laisser le morceau de flyer s’échapper. Il volète dans un rai de soleil avant de s’aplatir mollement par terre. Un léger tremblement surprend Sophia qui le sent agiter ses épaules. Les sursauts s’intensifient rapidement sans qu’elle puisse rien y faire, tandis qu’une première larme coule sur sa joue. La femme passe une main étonnée sur son visage. Elle regarde le bout de ses doigts humides, incrédule. Une digue cède alors et laisse un déferlement de sanglots lui échapper. Les larmes se déversent sans plus de réserve, son nez coule, sa bouche ouverte dans une grimace laisse échapper une plainte rauque. Sophia pleure, comme jamais. Plus rien n’existe que son chagrin.

Regarde dans quel état tu te mets, ma pauvre chérie ?, lui aurait dit sa grand-mère. Tout ça pour quoi ? Sophia renifle bruyamment en repensant à ces dernières semaines. Sa respiration se calme. Les larmes refluent. Eh bien, chère grand-mère, si tu crois qu’il est facile de couper les ponts, de partir sans se retourner, comme ça, du jour au lendemain, c’est que tu n’y connais rien à rien. Comment avait-elle pu être naïve au point de croire que ne plus s’aimer se décidait comme ça, un jour, et qu’il suffisait d’y croire pour que tout se passe en douceur. Ne plus s’aimer, c’est avant tout s’être aimés. Étrangement, elle ne l’a jamais ressenti si profondément et cet appendice greffé au cœur, même moribond, ne va pas se laisser déloger sans se défendre, elle le comprend à présent. S’appuyant sur ses mains, Sophia se redresse, étourdie. Elle attrape l’abat-jour d’une lampe qu’elle tente de remettre d’aplomb, puis y renonce pour se préoccuper d’un livre plié en deux sous un meuble renversé. Elle le dégage avec précaution, lisse les pages entre ses mains avant de le poser sur une pile de magazines éparpillés sur le sol. Comme elle aperçoit sous l’un d’eux une forme qui l’intrigue, elle se penche pour le soulever. Elle découvre alors un alligator en bois, maladroitement sculpté. La femme sourit de tomber sur ce bibelot, parmi tant d’autres. Sa première sculpture, celle qu’il lui avait offerte un matin, se dépêchant de l’embrasser pour dissiper sa gêne. Elle sert l’animal en bois dans le creux de sa main et d’un pas soudain décidé, elle se dirige vers la porte. Passant rapidement par le vestibule où elle attrape une veste, Sophia sort sans se retourner. Elle a besoin d’air.

Quand il s’agit d’agir

d’après les mots : critiquer – conseil – froid – bœuf – graffiti, obtenus aléatoirement

Juliette remonte la rue en rasant les murs. Elle s’immobilise à l’angle du boulevard, et passe furtivement la tête au-delà de la vitrine de la boulangerie pour vérifier qu’il est désert. Au milieu de la nuit, les lampadaires s’échinent à éclairer des trottoirs inutiles. La jeune fille fait quelques pas dans la lumière avant de se raidir nerveusement, tandis qu’une portière, une porte, ou bien une fenêtre claque au loin. Les mains crispées sur les bretelles de son sac à dos pour se donner du courage, elle reprend sa progression, à l’affût des signes qui trahiraient une présence alentours.

Elle sait que rien ne l’oblige à aller au bout, mais incapable de faire taire son orgueil, Juliette préférerait mourir plutôt que de renoncer. Sacha et Pénélope s’en donneraient à coeur joie. Tu vois, c’est exactement ce qu’on dit. Tu es toujours la première à critiquer, mais quand il s’agit d’agir, il n’y a plus personne. Il est hors de question de leur donner raison, surtout après l’esclandre qu’elle avait fait, leur assurant qu’elle n’avait pas peur de se salir les mains. Elle ne s’était pas imaginé qu’ils la prendraient au mot, mais avait compté, comme d’habitude, sur leur capacité à oublier chaque dispute, que la suivante balaye aussi rapidement que les heures passent. Quand ils avaient convoqué un conseil, elle avait compris qu’elle s’était piégée elle-même.

Dépassant une épicerie dont le rideau de fer n’est qu’à moitié tiré, Juliette accélère le pas. Elle traverse le boulevard, pour s’engager dans une rue perpendiculaire. Elle court presque à présent. Qu’on en finisse, une bonne fois pour toutes. Cette nouvelle assurance la surprend, alors qu’elle rejoint l’impasse qui longe l’arrière de la préfecture. Tête baissée sous sa capuche, elle longe la façade, jusqu’à atteindre une entrée de service. Déterminée, elle jette son sac à dos sur le sol pour en tirer son matériel.

Le vote avait été sans surprise, à deux contre un, le conseil avait conclu que Juliette devait prouver son engagement par un acte fort. Il n’avait pas fallu plus de deux minutes à ses deux amis pour lui concocter un défi qu’elle ne pouvait pas refuser de relever sans perdre la face. Juliette avait ri, par principe, dénigrant la banalité d’un tel geste. Mais à présent qu’elle tient le pochoir dans une main et la bombe de peinture dans l’autre, regardant à droite puis à gauche pour s’assurer que personne ne vient dans sa direction, elle ne se sent plus tant à son aise, l’estomac noué par la peur d’être surprise. Alors qu’elle plaque son pochoir sur la porte, Juliette est prise d’une panique qu’elle ne s’explique pas. Malgré le froid, elle sue à grosses gouttes. Comme un bœuf, entend-elle Pénélope ricaner dans son oreille. Une poule mouillée, lui répond Sacha en écho. Elle secoue la tête pour dissiper son malaise et se concentre sur la bombe aérosol qu’elle manipule maladroitement. Alors que la peinture se répand, en un grand aplat rouge, Juliette éprouve soudain une excitation nouvelle. Oubliant de se préoccuper de ce qui l’entoure, elle est absorbée par sa tâche, curieuse d’en voir le résultat, fière, déjà, de la tête que feront ses amis qui le découvriront le lendemain matin. Quand elle a couvert l’ensemble du pochoir, elle pose la bombe au sol et le retire avec précaution. Se dessine alors, sous ses yeux rieurs, son premier graffiti. Elle le déchiffre, satisfaite : Penser Résister Manifester.

Les éphémères

voici deux textes initiés par une liste de mots proposée par Carine Gréaud en lien avec le Printemps des poètes

Une vie ailleurs
d’après les mots murmure – foudre – imaginaire – insaisissable – énigm(atique)

Alors qu’elle ouvre au hasard un livre, après l’avoir tiré de son sac, Marina fait un pas en arrière pour s’adosser au fond de l’aubette de bus. Elle relève ses lunettes de piscine sur son front, plissant les yeux pour déchiffrer péniblement les premiers mots d’un chapitre. La jeune fille, déçue par la banalité des quelques phrases dont elle est finalement venue à bout, tourne les pages à la recherche d’un mot, d’une idée, qui pourrait retenir son attention rien qu’un instant. Mais, incapable de faire taire le murmure lancinant qui accapare son esprit, elle referme le livre brutalement avant de l’enfoncer dans sa poche sans ménagement, tordant la couverture en deux. Ne sois pas stupide, Marina. Ne sois pas stupide, ne sois pas stupide, répète de plus en plus vite la petite voix tapie dans un recoin de sa tête.

Furieuse de ne pas pouvoir la contenir, l’adolescente fronce les sourcils quand le bus s’arrête devant elle en faisant crisser ses roues contre le rebord du trottoir. Rabattant ses lunettes de piscine sur ses yeux, Marina s’approche de la porte qui s’ouvre dans un bruit de soufflets. Brusquement, alors que la conductrice la dévisage avec curiosité, Marina comprend que rien n’y changera jamais rien. Chaque regard qui se posera sur elle aura la même couleur ahurie, chaque esprit qui se penchera sur son cas en viendra à la même conclusion : cette fille est particulière. En un battement de cil, elle voit sa vie défiler sous ses yeux, ponctuée d’une litanie d’adjectifs de moins en moins glorieux : particulière, spéciale, différente, fofolle, zinzin… En une fraction de seconde, tous les regards croisés au court d’une existence se détournent, les cœurs se ferment, l’horizon se bouche. Toute une vie pareille, en un clin d’œil. La douleur qu’elle ressent alors est aussi fulgurante que si elle avait été atteinte par la foudre, traversée de part en part par un éclair. Son cœur est prêt à éclater quand la conductrice se décide à actionner la manette pour refermer les portes derrière la jeune fille. Se sentant prise au piège, Marina cède à la panique et se cogne contre les battants prêts à se refermer sur elle, tandis qu’elle quitte le bus à reculons. Le système de sécurité se déclenche quand elle se retourne, pour la laisser s’échapper en courant. Faudrait savoir ce qu’on veut, crie un homme du fond du bus.

Pendant qu’elle court à en perdre haleine le long du trottoir, Marina veut se persuader que si elle atteint sa maison sans s’arrêter, tout sera différent, changé. Finies les vies imaginaires, terminée la petite voix exaspérante, les regards méchants. Marina court, et se sent en vie pour la première fois depuis longtemps. Ses poumons la brûlent, mais peu importe, elle est en vie et elle aime cette sensation. Seulement, quand elle arrive enfin à la hauteur de sa rue, elle doit ralentir, jusqu’à s’arrêter devant le spectacle déroutant qui s’offre à elle. Les immeubles, ensevelis sous une épaisse couche de brouillard, ne sont plus que de vagues silhouettes s’élevant là où ils s’étaient dressés jusqu’à présent. Effrayée, l’adolescente fait un pas en arrière et manque de tomber à la renverse, le pied dans le vide.

Décidez-vous, mademoiselle, répète la conductrice du bus alors que Marina la dévisage d’un regard insaisissable derrière ses lunettes de piscine qu’elle réajuste nerveusement après avoir esquissé un sourire énigmatique. D’un mouvement rapide et sûr, la jeune fille valide son trajet avec sa carte de transport puis traverse le véhicule pour s’installer sur l’un des sièges du fond. Marina sort le livre resté enfoncé dans sa poche et se perd dans l’exploration de l’illustration de couverture, à nouveau indifférente au monde qui l’entoure.

Peau de chagrin
d’après les mots: murmure – foudre – imaginaire – insaisissable – impensé

Faudrait-il qu’au passage du temps, les trains s’arrêtent, pour que penchée à leurs fenêtres, une foule impossible à dénombrer laisse s’échapper dans un murmure, les questions insondables qui lui serrent la poitrine. D’où vient-il? Que cherche-t-il? Pourquoi nous fuir ?

La foudre transpercerait alors l’obscurité, laissant entrevoir des lambeaux de vérité éculés. Peau de chagrin pour des troupes en déroute. Faudrait-il ensuite forcer les trains à repartir à toute allure, quitte à les lancer vers des paysages imaginaires ? La foule, blottie sous les sièges, marmonnant des incantations insaisissables, ni verrait plus que du feu.

Ou bien, bercé par le roulis des trains, suffirait-il de se laisser porter sans se débattre, vers ces territoires impensés, au risque de ne jamais revenir. Voyageur sans but, s’émerveillant de tout.

Comment savoir?

L’évasion

d’après les mots: furieux – valse – observatoire – prisonnier – prothèse auditive, obtenus d’un générateur aléatoire de mots

Albert s’obstine à ne pas comprendre les regards furieux que lui lance Mme Lemieux, aussitôt relayés par des gesticulations qu’il ignore également. Quand elle écarte les bras pour lui barrer le passage, il hausse les épaules et tente de la contourner par la gauche. Elle se jette alors dans cette direction, tandis qu’il bifurque à nouveau pour l’éviter et la dépasser par l’autre côté. Déconcertée par cette valse saugrenue, Mme Lemieux abandonne la partie pour se précipiter sur le bouton d’alerte, fiché en hauteur dans le mur afin d’éviter les déclenchements malencontreux.

Imperturbable, Albert poursuit sa lente progression vers le hall vitré sans s’émouvoir de l’effroyable sonnerie qui envahit l’aile du bâtiment. Seulement, quand il atteint les portes coulissantes, un large sourire aux lèvres, il est rattrapé par deux infirmiers affublés de casques anti-bruit fluorescents qui l’attrapent chacun par un bras pour l’escorter jusqu’à sa chambre.

Jules, accroupi sur son fauteuil, la tête enfoncée dans les épaules, suit du coin de l’œil le va et vient qui accompagne le retour de son colocataire. La directrice et les deux infirmiers se relaient, comme sur une scène de théâtre qu’il faudrait occuper coûte que coûte. De son observatoire, Jules s’assure qu’à la première occasion, Albert recrache les calmants que le plus grand des infirmiers l’a obligé à avaler. Au moment où le vieil homme bat des paupières en feignant de s’assoupir, Mme Lemieux passe la tête par la porte. Elle fait signe au soignant de quitter la pièce et ferme derrière lui, en prenant soin de verrouiller à double tour.

Depuis qu’il est prisonnier de cet établissement, Jules n’a qu’une idée en tête, et il a trouvé en Albert le complice idéal. Ils ont passé des heures à échafauder des plans plus invraisemblables les uns que les autres pour finalement s’inspirer de la mésaventure d’un résident d’un autre service qu’un aide-soignant leur avait racontée, amusé par ce qu’il appelait l’évasion du siècle. Ils en sont à la partie du scénario où le vieux est ramené dans sa chambre, neutralisé par une dose de somnifère censée mettre un terme à l’aventure. Mais les deux hommes ont envisagé une toute autre fin.

Jules saute de son perchoir et avance lentement vers la porte, à l’affut de bruits suspects. Satisfait du calme qui règne dans le couloir, il s’approche du lit d’Albert qui trésaille quand il lui touche le bras. Désorienté, le fugitif fronce les sourcils en se concentrant sur ce que lui dit son ami. Le voyant pointer les index sur ses oreilles, il comprend rapidement et rallume ses prothèses auditives.

– Alors ? On les a eus ? s’inquiète Albert.

Sans répondre, Jules s’approche de la fenêtre, et tire sur le battant déjà entrouvert.

– Sans aucun doute ! Comme prévu, l’alarme étant déjà déclenchée, ça a couvert l’ouverture de la fenêtre. Je n’ai eu qu’à couper l’alimentation du détecteur. Et hop. A nous la liberté !

La tribu

d’après les mots, alibiinfinihuttepluieperles, obtenus d’un générateur aléatoire de mots trouvé sur internet

Penché à la fenêtre, il balaie distraitement du regard les devantures fermées. Le boucher vient de disparaître au coin de la rue, tandis que la garagiste attend sur le trottoir que son nouvel amoureux arrive, perché sur une improbable mobylette customisée.

A la recherche d’un alibi crédible pour échapper à un nouveau week-end chez Martin, Pierre ne parvient pas à se concentrer. Son esprit flâne d’une considération à l’autre, jusqu’à butter sur l’infinie complexité des relations humaines.

Comment se décommander au dernier moment sans les froisser ? Pourquoi, finalement, ne pas y aller ? Il les aime bien, seulement il s’imagine déjà la cohue d’enfants dévalant les escaliers aux premières heures du jour, débordant d’une énergie qu’il doute de ressentir à nouveau un jour. De familles recomposées en gardes alternées, une fois par mois, Bertille et Martin se trouvent à la tête d’une fratrie par alliance de six filles et cinq garçons. Prétextant une superstition maladive, Martin s’assure chaque fois de la présence d’au moins un invité pour qu’ils ne soient pas 13 à table. Cependant, Pierre le soupçonne de chercher en réalité des soutiens face à cette troupe facétieuse. Très régulièrement, l’invitation tombe sur lui et il l’accepte généralement avec un enthousiasme mêlé de crainte. Il est attaché à cette tribu hétéroclite et se plie volontiers à ses excès qui pourtant ne manquent jamais de l’épuiser. Cette fois, il aimerait s’épargner le tourbillon de demandes incontournables : on joue au basket ? tu peux réparer mes patins ? on monte la hutte dans le jardin ?

Pierre se tourne dans le salon puis il se dirige lentement vers la cuisine pour se servir un verre d’eau. Il se souvient de la dernière fois où les plus grands ont voulu démonter la hutte faite d’un ramassis de planches, de branches et de morceaux de tissus dépareillés, pour la reconstruire dans la salle de jeux. Il s’était débattu âprement, effrayé par l’ampleur de la tâche, seulement il avait dû admettre qu’elle prenait l’eau de toutes parts. La pluie annoncée pour le dimanche les obligeait à agir, et vite, s’ils ne voulaient pas perdre les aménagements intérieurs auxquels ils tenaient tant. Face à l’évier, ravivant l’image des enfants le couvrant de hourras au moment de sa capitulation, il abandonne une nouvelle fois. Il s’avance vers le vestibule pour enfiler sa veste, puis attrape son sac, prêt depuis des heures. Tant pis, en route pour les parties interminables de 7 familles, les origamis ratés et les ateliers de fabrication de colliers de perles.

Il y a des jours

sur les phrases de Chris Raffin, Et il arriva ce qui devait arriver et Le ciel était couleur de plomb.

Et il arriva ce qui devait arriver. Elle bascula en arrière sans rien trouver à quoi se raccrocher. Elle sentit l’air se dérober sous son corps et les grands moulinets qu’elle y dessinait avec les bras ne firent que confirmer qu’elle venait de se jeter dans le vide. Quand des images commencèrent à défiler devant ses yeux, elle pensa que ce fameux moment, le dernier, était arrivé. Seulement, au lieu de sa vie, elle ne revécut qu’un déroulement chaotique de sa journée. Elle ne pouvait pas dire qu’elle avait très bien commencé. Dès le réveil, elle s’était pris les pieds dans un pan de la couette qui traînait sur le parquet. Elle ne savait quel réflexe l’avait poussée en avant dans un pas de danse digne de Fred Astaire, qu’elle était parvenue à poursuivre jusqu’au couloir, tête en avant. Il s’en était fallu de peu que son front n’aille cogner contre la poignée de la porte, mais par chance, celle-ci était suffisamment ouverte pour lui éviter le pire. Elle avait été particulièrement attentive au moment de préparer son petit déjeuner. Elle était spécialiste des taches de fruits, de miel, et évidemment de café et cette première mésaventure l’avait alertée. Le début de matinée s’était ainsi déroulé sans encombre jusqu’au moment de quitter l’appartement. L’écharpe qu’elle avait hésité à prendre, se demandant si elle en aurait réellement besoin, ouvrant la fenêtre pour sentir le temps qu’il faisait, décidant que oui, la glissant alors autour de son cou avant de décréter qu’il faisait trop chaud, cette écharpe s’était retrouvée pendante sur son épaule jusqu’à toucher le sol. Sans surprise, l’écharpe avait glissé et elle s’était accrochée dedans après quelques pas dans le couloir. A nouveau emportée par un élan désordonné, elle avait été heureuse de venir se cogner dans l’affreuse rambarde qui courait le long de l’escalier, et de pouvoir s’y cramponner. Une fois son équilibre retrouvé, elle avait pensé à faire demi-tour. Elle sourit au souvenir de ces quelques secondes de tergiversation qui l’avaient conduite ici plutôt qu’au fond de son lit, un livre à la main avec une tisane posée sur la table de chevet. Un courant d’air frais souffla à son oreille, elle se sentit étonnamment légère. Les images se remirent à affluer. Elle avait finalement décidé de prendre la route, ne voulant pas céder à de vagues prémonitions. Elle avait voulu se conformer au plan qu’elle avait imaginé pour ce dimanche. Il lui avait fallu plus de temps que d’ordinaire pour faire le trajet car elle avait tenu à prendre les petites routes afin d’éviter les grands axes de circulation surchargés. Il lui semblait plus prudent d’éviter au maximum de se confronter à d’autres conducteurs. Une fois arrivée, elle avait longé la côte par le sentier, se félicitant finalement d’avoir apporté cette écharpe qui la protégeait d’une brise piquante. La chaleur des derniers jours s’était dissipée dans des pluies capricieuses, rendant les lumières changeantes. La mer se soulevait régulièrement dans une respiration agitée. Perdue dans ses pensées, elle avait été saisie de trouver le chemin barré par trois chiens haletants. Elle n’avait pas pu retenir un frisson qui s’était rapidement transformé en tremblement. Les chiens n’avaient pas esquissé le moindre mouvement, seules leurs langues pendantes étaient secouées par leurs souffles saccadés, pourtant, elle avait reculé. Elle avait alors entendu un aboiement sec dans son dos. Elle s’était retournée brusquement face à un quatrième animal, petit, nerveux, au regard plus dur que celui des autres. Elle avait tenté de se dominer, imaginant qu’ils n’étaient pas seuls et que quelqu’un allait surgir d’une minute à l’autre pour la sortir d’embarras, mais elle avait senti la panique l’envahir. Elle s’était alors répété ce que l’on dit toujours dans ces cas là, ne leur montre pas ta peur, ne leur montre pas ta peur… Tout en reculant, un pas après l’autre, sortant du sentier, passant la bordure, piétinant la dune. Elle avait reculé… Et…
Elle crut se souvenir que la marée était haute. Elle croisa les doigts imperceptiblement et se concentra sur ce qui l’entourait. L’atmosphère s’était chargée d’humidité. Les nuages s’accumulaient au dessus d’elle dans un étrange présage. Le ciel était couleur de plomb.

Prendre l’air

Sur des phrases de début et de fin, de Céline Mortier:
La banderole était toujours accrochée.
Et là, tu vas me dire que je ne fais pas beaucoup d’efforts.

La banderole était toujours accrochée. Pourtant, l’une des ficelles qui la maintenait s’était dénouée, laissant retomber l’un des pans. Sur le verso, on devinait le début d’un slogan. Elle pensait le reconnaître, pour l’avoir martelé des dizaines de fois, en battant le pavé. Ce recyclage était cocasse. Il n’avait probablement pas eu beaucoup de temps pour se retourner et elle comprenait qu’il s’était arrangé avec ce qu’il avait sous la main. Les quelques mots qu’il avait tracés, avec une application qu’elle prenait pour une marque d’attention, la laissaient perplexe. Bien-revenue à la maison. Depuis trois jours, c’était à peu près son seul horizon, cette banderole écrite noir sur blanc, suspendue à la bibliothèque, qui lui rappelait qu’elle avait tout à fait raté son départ. Elle se souvenait assez clairement des jours qui avaient précédés celui où elle s’était décidée à s’éloigner quelques temps. Elle avait eu besoin d’air, à l’évidence. Pour le reste, elle n’était traversée que d’images floues, de paroles décousues, dès qu’elle tentait de se remémorer l’accident. Elle se sentait lasse de penser à tout ce temps perdu, à l’ironie qui l’avait plongée dans un tel brouillard, alors même qu’elle cherchait à s’éclaircir les idées. Comment ce bol d’air s’était-il transformé en trou noir, elle n’en avait plus aucune idée. Elle n’avait pas su s’approprier l’histoire qui lui avait été racontée. Les événements qu’on lui avait rapportés ne trouvaient aucun écho en elle, ne laissant qu’un vide absurde. Comme elle ne parvenait pas à le combler, elle restait pétrifiée, au bord du précipice, incapable de reprendre le cours de sa vie. Ici, comme là-bas, elle attendait. Elle avait passé quelques semaines à l’hôpital. Puis, les médecins ne trouvant aucune raison de la garder, malgré son atonie, l’avaient renvoyée chez elle, chez eux. Il était venu la chercher, semblant heureux de la voir enfin sortir de cet univers cotonneux, fait de surfaces lisses qui ne parvenaient pas à accrocher le regard. Elle lui avait probablement souri, quand il lui avait tendu le bras, pour qu’elle puisse s’y accrocher. Lui, si peu bavard d’ordinaire, s’était senti obligé de prendre en charge chaque conversation, depuis le moment où elle avait rouvert les yeux. Il avait fait les questions et les réponses. Seulement ce jour-là, il ne trouvait rien à dire. Elle regardait le paysage, en remarquant qu’il avait choisi un itinéraire qui les faisait passer par des endroits qu’elle aimait particulièrement. Elle ne pouvait que noter ces mouvements qu’il faisait vers elle. Il avait soupiré longuement, avant d’ouvrir la porte de l’appartement. Il l’avait accompagnée jusqu’au salon pour l’aider à s’installer dans le canapé. Elle avait fermé les yeux. Elle avait été étonnée de l’entendre s’agiter autour d’elle. Il marmonnait, sans qu’elle sache s’il s’adressait réellement à elle. Puis, il s’était assis dans le fauteuil qui lui faisait face. Comme il lui demandait si elle l’entendait bien, elle avait dû faire un effort pour lever les paupières. Il la regardait sans colère, déçu peut-être. Il avait fixé le bout de ses chaussures, certainement pour échapper à son indifférence. Je comprends que tu traverses un moment difficile, et je ne peux même pas imaginer ce tu ressens. Justement, j’aimerais que tu me le dises. Je voudrais pouvoir t’aider, j’aimerais te faire plaisir. Mais je vois bien que je tombe systématiquement à côté. J’essaie, je t’assure, mais je ne trouve plus de sens. J’ai le sentiment qu’il n’y a plus rien que je puisse faire. Tu comprends ? A part, peut-être, te laisser tranquille ? Mais si tu ne me le confirme pas, j’aurai l’impression de t’abandonner. Je suis prêt à m’en aller, tu comprends ? Mais sans malentendu, sinon… Je vois déjà la scène. Tu es assise sur ce fichu canapé, les bras croisés. Je vais passer la porte, mais tu ne bouges pas, pas même un cil. Tu attends de ne plus voir que mon dos. Tu vas attendre ce moment où je n’y suis plus. Et là, tu vas me dire que je ne fais pas beaucoup d’efforts.

La couleur de l’écrevisse

sur les mots de Thomas Ferrari : gémir – crustacé – fustiger – aride – comète

Cette pauvre Mariette n’en finit pas de gémir. Seulement, ses larmes de crocodile me donnent la nausée. Je vois bien qu’elle souffre, mais ça ne peut pas être si terrible. Il doit y avoir autre chose. C’est vrai, ce n’est pas très beau à voir, mais quelle idée aussi. Elle aurait quand même pu s’en douter. Passer la journée, à moitié nue, sur son balcon. C’était à prévoir, elle a la peau de la couleur d’un crustacé ébouillanté. Enveloppée dans sa serviette de bain, elle ressemble à une vieille écrevisse fripée, emmêlée dans son lit de salade. Il n’est pas question que j’étale quoi que ce soit sur ce corps ratatiné, et certainement pas de l’huile d’olive. C’est un vieux remède, selon elle. Du gras, ce n’est pas une mauvaise idée dans ces circonstances, mais je préfère avoir la confirmation d’un médecin. Deux heures que je poireaute, assise à côté d’elle sur ce canapé délavé, sans pouvoir la laisser cinq minutes. Je ne sais plus comment faire. C’est la troisième fois qu’elle sonne chez moi cette semaine, sous des prétextes différents. Là, je ne peux pas lui enlever qu’il y avait une forme d’urgence, mais ça ne va pas pouvoir durer comme ça indéfiniment. Elle perd les pédales, ça ne fait aucun doute. J’ai commencé à me poser de sérieuses questions, il y a quelques semaines, quand je l’ai trouvée dans le jardin commun, à fustiger une ribambelle de chenilles processionnaires des pins, qui selon elle, lui gâchaient la vie avec leurs ragots malveillants. Elle m’avait prise à partie dès qu’elle m’avait aperçue. J’avais été saisie par sa véhémence, elle qui était si calme d’ordinaire. Elle était méconnaissable, sa bouche de travers, ses yeux révulsés. Je ne l’ai jamais retrouvée vraiment, depuis ce jour-là. Je ne suis pas certaine de ce qui l’a fait basculer. Elle m’a toujours semblé fragile et les années passant, je l’ai vu décliner. Je ne pensais pas qu’elle en arriverait là. Je ne m’y étais pas préparée et je crois que c’est pour cela, que je lui en veux. Je sens bien que mon attitude à son égard a changé. Mes paroles sont de plus en plus piquantes, mon regard sur elle est aride. Je ne sais plus qui elle est. Je ne veux pas le découvrir. J’ignore ce qui me fait le plus peur, la voir sombrer, seule, ou bien me sentir obligée de rester là, à lui tenir la main, impuissante. Je lui en veux, alors qu’elle n’y peut plus rien. Elle a toujours refusé de me parler de sa famille. Je ne connais de sa vie que des anecdotes, peuplées de personnages sans noms. J’ai toujours été intriguée par ce mystère dont elle entourait son passé, mais je n’ai jamais cherché à en savoir davantage. Seulement, je me rends compte aujourd’hui, à quel point je me trouve démunie. Je ne sais pas vers qui me tourner. Je ne vais pas tirer des plans sur la comète, mais si je ne fais rien, rien ne se passera avant qu’il ne soit trop tard. Je ne sais pas, c’est délicat. Elle a laissé les tiroirs du buffet ouverts, les trois, débordant de papiers en désordre. Comment savoir s’il y a quelqu’un à trouver, s’il le souhaite ou non, si elle le veut ou pas. Mariette ne saura probablement plus le dire. Tant pis, je vais tenter ma chance.

Flop sur Sèvres

sur une contrainte hors cadres de Chris Pellerin: un texte avec des onomatopées

Pouic, pouic… Il traverse le café désert d’un pas lent et mal assuré. Le patron se penche pour apercevoir le ciel à travers la vitrine. C’est étrange, il est d’un bleu sans nuages. Comment se fait-il que ce type soit trempé des pieds à la tête, comme s’il avait marché sous une pluie torrentielle ? Splash ! Les coudes sur le comptoir, l’homme regarde le cafetier, l’air absent.
– Je vous sers quelque chose ?
– Trois grands verres d’eau gazeuse, s’il vous plaît.
Le patron le regarde de travers, en farfouillant sous son bar.
– Je vous mets une bouteille, ça fera l’affaire.
Aaatcha !
Le type vide ses poches, qui dégoulinent d’eau, à la recherche d’un paquet de mouchoirs en papier qui se désagrègent, quand il tente maladroitement d’en extraire un.
– Vous êtes dans un bel état ! Bougez pas, je vais vous chercher un morceau d’essuie-tout.
Le patron disparaît quelques minutes dans l’arrière salle, pour en revenir avec un rouleau de papier, une pile de torchons propres et une paire de tongs. Il s’avance dans la salle pour tout déposer sur une table.
– Séchez-vous avant d’attraper la crève.
L’homme s’approche en le remerciant. Il se sèche d’abord les cheveux, puis tamponne tant bien que mal ses vêtements après avoir retiré ses chaussures, qu’il va maintenant poser à l’extérieur du bar, sur le carrelage d’une petite terrasse exposée plein sud. Clap clap clap. Il revient vers le comptoir.
– Alors, qu’est-ce qui vous est arrivé ?
L’homme hausse les épaules, en avalant d’un trait un premier verre d’eau. Il réprime une grimace, semblant avoir oublié qu’elle est gazeuse.
– Oh, une histoire bête. Je descendais la Sèvre en canoë. Vous voyez, le temps est magnifique, j’ai ce truc gonflable qu’on m’a prêté il y a 3 semaines, que je dois rendre bientôt. Ce serait dommage de ne pas… Blablabla… Enfin bref, ce matin, je me décide. Je vous passe les détails, mais ça n’a déjà pas été simple de gonfler ce truc. Donc, on descend la Sèvre, tout va bien, le paysage est superbe. Il y tout de même ce Pchiiiit, qui me soucie. Seulement, j’ai tout vérifié plusieurs fois, alors je ne vois pas d’où ça peut venir. Je fais abstraction. Pourtant, au bout d’une demi-heure, je ne suis pas dupe, je sens bien que les boudins se sont ramollis. Je commence à m’inquiéter sérieusement. Alors, on se dirige vers la berge, pour que je puisse tenter d’y remédier. Mais là, flap flap, on déloge une famille de canards. Sous le coup de la surprise, j’ai un mouvement malheureux. Je me lance en arrière, je bascule et forcément… Voilà le résultat ! Aaaatcha. Désolé…
– Ben mon vieux, c’est pas de chance. Mais ce sont les risques du métier, non ?
L’homme avale son second vers d’eau, moins rapidement que le précédent. Il se contente cette fois de petites goulées. A peine terminé, il le remplit à nouveau, puis se dirige vers l’entrée du café.
– Dites ! Vous allez où comme ça ?
Il se retourne, la main sur le battant de la porte. Il esquisse un sourire.
– Celui-ci est pour mon chien.
Wouaf !