Dansez, maintenant

Sa main court sur le tissu élimé du canapé, jusqu’au paquet éventré près d’elle. Elle agrippe une poignée de gâteaux apéritifs qu’elle engouffre d’un coup, laissant des miettes mêlées de sel se déverser en pluie sur son menton, dévaler son buste pour atterrir sur ses cuisses. Elle les chasse d’un revers de la main, sans quitter l’écran des yeux. Elle est captivée par ces apprentis danseuses qui défilent dans une diagonale exemplaire, têtes hautes, bustes droits, gestes précis. De vraies petites grandes personnes, pense-t-elle, fascinée par l’air sérieux que toutes affichent. Elle essaie de se souvenir de sa propre vie, lorsqu’elle avait l’âge de ces fillettes. Elle n’y retrouve aucune volonté si tranchée. Encore aujourd’hui, elle n’est pas certaine d’avoir voulu cette vie dans laquelle elle se sent parfois à l’étroit. Ceci explique peut-être cela, soupire-t-elle, en fouillant le fond du sachet de biscuits pour n’y trouver que quelques morceaux éparpillés. Elle froisse le papier entre ses doigts, puis se lève maladroitement du canapé. Elle attrape la télécommande afin de couper le son, en laissant les images envahir la pièce qu’elle quitte pour entrer dans la cuisine. Aurait-elle pu désirer devenir danseuse étoile ? Ou même danseuse, tout simplement ? Elle s’imagine à la place de ces petites filles déterminées. Son visage trop large, ses mouvements empotés se superposent à leurs silhouettes gracieuses. Non, ce n’aurait pas été sérieux. Elle attrape la bouilloire, qu’elle remplit au robinet. Elle l’installe sur le socle avant d’enclencher le mécanisme. Elle esquisse un pas chassé alors qu’elle se dirige vers le placard d’où elle tire une tasse et un paquet de soupes déshydratées. Elle tourne sur elle même pour refaire le chemin en sens inverse alors que l’eau frémit. La tête lui tourne un peu. Ceci dit, il n’y a pas que la danse classique, elle aurait pu être attirée par le hip-hop. Elle sourit, ou par le breakdance et le smurf, comme on disait aussi à son époque. Elle verse l’eau fumante sur la poudre qui se dilue tant bien que mal en un mélange rougeâtre, d’où s’échappe des arômes de carton bouilli plus que de tomate. Elle fait une grimace en soufflant sur le liquide fumant. Quand elle entre à nouveau dans le salon, le générique annonce la fin du documentaire. Elle se rassied, pose sa tasse sur la table basse et renonce à prendre la télécommande pour attraper à la place son magazine de mots fléchés. La grille est presque terminée. Elle relit les quelques définitions des cases qui restent à compléter. Ah, celui-ci, elle le tient ! Laisser-aller, en sept lettres : abandon.