Les rois

Tout a commencé bêtement. Paul, après avoir remarqué une tache sombre sur la tranche de sa part, a discrètement échangé les assiettes. Il pensait Mélanie accaparée par une conversation avec sa cousine, seulement son geste ne lui a pas échappé. Elle s’est assombrie brusquement, agacée par les yeux ronds qu’il lui opposait, semblant s’étonner de sa grimace de réprobation. Il a alors tourné la tête vers Malo, leur fils, en espérant enrayer définitivement le conflit qui s’annonçait. Mélanie et Paul sont rarement en accord sur l’éducation de leurs enfants, pourtant la plupart du temps, ils parviennent à temporiser lorsqu’ils ne sont pas seuls. Ils règlent probablement leurs comptes sur les trajets de retour chez eux et on imagine facilement l’ambiance tantôt houleuse, tantôt froidement silencieuse qui règne dans la voiture.

Pourtant cette fois, on ne sait pas trop pourquoi, l’agacement de Mélanie est davantage palpable. Il suffit d’un nouveau regard, suivi d’un haussement d’épaule de Paul pour qu’elle craque :

J’espère que tu n’as pas fait ce que je pense que tu as fait ? Dis-moi que je me trompe, s’il te plaît ?

Face au silence pétrifié de Paul, qui se propage rapidement à l’ensemble des convives, elle poursuit, les joues empourprées :

Dis-moi que ta part te semblait trop grosse et que tu l’as échangée pour une dont la taille te semblait plus raisonnable parce que… Je ne sais pas. Parce que tu fais attention à ton poids, à ton cholestérol, ou encore parce que tu n’aimes pas la frangipane. N’importe quoi, mais trouve une excuse acceptable. Dis-moi que tu as fait l’échange avec ton fils parce que son assiette était la plus proche de la tienne. Invente, s’il le faut.

Alors qu’elle reprend son souffle, Paul tente une négociation en lançant un Calme toi, ce n’est pas si grave, qui ne fait qu’envenimer la situation. Mélanie s’emporte de plus belle.

Me calmer ? Tu plaisantes ? Tu es pathétique. Ton fils à 11 ans, Paul ! Ce qui n’est pas si grave, c’est qu’il n’ait pas la fève. Tu vas me faire le plaisir de reprendre ton…

Avant qu’elle termine sa phrase, Mamie Janique, qui n’a pas perdu une miette de la conversation sans pour autant oublier le contenu de son assiette, brandit fièrement un morceau de porcelaine entre le pouce et l’index, en s’écriant, comme on sifflerait la fin du match :

C’est moi la reine !