La cireuse de chaussures

sur les phrases Elle m’a intriguée cette cireuse de chaussures., et Ils ont fini par sourire., d’Anne-Sophie Champain

Elle m’a intriguée cette cireuse de chaussures. Je ne l’ai pas réalisé tout de suite, mais sa présence incongrue m’a totalement captivée. Je suis restée plantée devant son installation, à la sortie de la gare, et je l’ai observée, sans même penser à me faire discrète. J’étais au spectacle. Elle était assise sur une caisse en bois, en contrebas d’une remorque à vélo aménagée en fauteuil. Elle avait disposé une paire de chaussures à talons sur le repose-pieds, qu’elle astiquait avec énergie. Une fois qu’elle a estimé son travail terminé, elle s’est penchée en arrière pour prendre un peu de recul. Elle a inspecté le cuir sous toutes ses coutures. Comme elle semblait satisfaite, elle a soulevé la paire d’escarpins pour la ranger soigneusement dans une boite en carton que je n’avais pas remarquée jusque-là. Pas plus que toutes celles qui étaient alignées les unes à la suite des autres le long du mur, derrière elle. Elle a ensuite tiré d’une nouvelle boîte, une imposante paire de boots noires. Je ne suis pas très douée pour évaluer les tailles, ni les âges, encore moins les distances, alors les pointures… Mais je pense qu’elles dépassaient le 45. Les mains de la cireuse paraissaient ridiculement pâles et fragiles, à côté de ces énormes péniches. Elle les a pourtant disposées devant elle, avec une délicatesse qu’elles n’inspiraient pas, avant de s’attacher à les dépoussiérer méticuleusement. Elle ne semblait pas avoir remarqué ma présence, et je finissais par oublier que je n’avais aucune raison de m’attarder davantage, quand un groupe d’adolescents s’est approché, me tirant de ma rêverie. En les voyant arriver du coin de l’oeil, la jeune femme a rapidement rangé la paire de chaussures, et a commencé à empiler les cartons. Le plus grand s’est installé nonchalamment sur le siège, sans même lui adresser la parole et l’a regardée de haut, les semelles de ses baskets pointées vers son profil. Les deux autres se sont adossés, de part et d’autre de la remorque. Ils crachaient au sol, se donnaient des coups de coudes en la désignant du menton. Je croyais percevoir une certaine raideur, que je comprenais, dans les gestes de la cireuse. Elle prenait son temps, dérangeait puis rangeait à nouveau ses piles de boîtes. J’étais mal à l’aise, mais je n’avais pas de raison d’intervenir pour le moment. J’allais m’approcher malgré tout, pensant que s’ils me remarquaient, les garçons changeraient d’attitude. Au moment où je faisais un pas vers eux, la jeune femme s’est tournée vers le groupe. Elle les a dévisagés longuement. Elle m’a adressé un clin d’oeil rapide avant de baisser le regard vers leurs chaussures. Elle les a détaillées avec une moue qui a légèrement désarçonné les jeunes gens. Elle a secoué la tête. Non, vraiment, les gars, je ne vais rien pouvoir pour vous. Je peux vous vendre une paire de lacets, à la rigueur, mais si vous voulez vous faire cirer les pompes, il va falloir changer de style. Elle s’est redressée, en me désignant de la main. Quoi qu’il en soit, la dame était là avant vous, elle attend depuis un moment déjà. Leurs visages se sont tournés vers moi d’un seul mouvement. Prise au dépourvu, je n’ai su qu’acquiescer d’un signe de tête. Le plus grand s’est levé, en traînant des pieds, pour me laisser la place. Je me suis approchée et je les ai remerciés, en appuyant bien les regards que je posais sur eux. De mauvaise grâce, ils ont fini par sourire.