À l’étroit

Les épaules remontées dans le cou, les coudes rentrés, collés au corps, les poings serrés si fort dans les poches que les ongles entaillent la peau jusqu’au sang, on avance dans le brouillard sans se soucier de se trouver un but. C’est vivre à l’étroit, ça, on le sent bien. Une vie trop petite pour soi, c’est quand même pas de veine, est-on tenté de penser. Et pourquoi nous, précisément, parmi quantité d’autres ? Agacé par tant de fatalité, on se débat de temps en temps. On hausse le ton, comme on l’a vu faire par plus bruyant que soi. On croit déplacer des montagnes, pourtant quand on accepte de prendre un soupçon de recul, on voit que ce ne sont que quelques tempêtes dans un verre d’eau saumâtre. Imbuvable. Alors on doute, prêt à se résigner. L’étroit, c’est déjà ça. Le trop petit, c’est quand même mieux que rien. On capitule, en somme, devant l’adversité.

Ce serait compter sans cette petite voix haut perchée qui va, qui vient, comme bon lui semble. Alors comme ça, on accepte l’étriqué à cause d’un palais trop délicat !, s’indignerait-elle, fort à propos. C’est pathétique !, insisterait-elle, péremptoire. Sûrement, pour la faire taire, on boirait l’eau, le verre et les tempêtes, sans rechigner. On hésiterait sans doute, mais certainement, on finirait par engouffrer les montagnes d’un trait. On serait sonné, et ce serait la moindre des choses. Il est essentiel d’en convenir. Néanmoins, ce qui importerait davantage à ce point de l’aventure, ce serait de regarder vers dedans, pour une fois, pour constater, du soleil dans les yeux, qu’on y a gagné un paysage infini. De quoi se sentir à son aise, quoi que l’on fasse, où que l’on soit.

Advienne que pourra

Tu connais ça, le poids qui reste sur le cœur, prenant ses aises bien malgré soi, la poitrine cadenassée, la tristesse noire assombrissant le paysage, quoi qu’il fasse. On retient ses larmes ou elles ne viennent pas, on ne sait plus très bien qui décide dans tout ça. Il faut avancer malgré tout, c’est ce que l’on se dit, parce que c’est certainement la meilleure chose à faire, pense-t-on. Aller de l’avant, tracer sa route, passer son chemin. On avance donc, cahin-caha, jusqu’à ce moment où, bêtement, profitant d’un moment d’inattention, le pied butte sur un caillou. Trois fois rien, mais qui suffit à nous faire perdre l’équilibre. On bat des bras dans le vide, sans trop y croire, et pourtant à force de s’agiter, de se démener, on parvient à se rétablir. On a eu chaud.

Là, vaguement sonné, on est tenté de s’asseoir sur le bord de la route, histoire de reprendre son souffle. C’est à ce moment, probablement, soulagé mais secoué, la tête ailleurs donc, qu’on se laisse aller, qu’on les laisse aller, toutes les larmes de notre corps, comme on dit, toutes, sans exception. Et c’est là, peut-être, qu’est le vrai courage, car on doit bien l’admettre, on ignore combien elle peut en contenir, cette fichue carcasse. Alors on pleure, on pleure sans trop savoir où ça va nous mener. Au bout de quoi ? Jusqu’à quand ? On pleure et on se désespère, un temps. Mais comme on n’est pas né de la dernière pluie, on a quand même cette vague idée derrière la tête de ce rayon de soleil qui perce soudain le ciel trop bas et vient sécher nos yeux. On sait apprécier l’éclaircie. Détrempé, on se lève en s’ébrouant vivement. C’est agréable. On regarde notre pied, on le pardonne. Ceci fait, on repart, délesté du pire et advienne que pourra.

Un point c’est tout

Un point tracé au loin, comme un but à atteindre. Un peu myope, les yeux embués de larmes, on le voit vibrer d’une palpitation incertaine. On doute alors d’y parvenir jamais. Pourtant, on se concentre fort, pour tenir la ligne que l’on croit tracée entre lui et nous. Et on remonte le fil, la pente, on suit les rails. Et quoi ? Sans que l’on sache, ou au contraire sachant très bien d’où il sort, un imbécile vient nous faire un croche-pied, puis nous suit en ricanant pendant qu’on essaie tant bien que mal de reprendre son équilibre pour ne pas s’affaler au sol, la tête la première. Sombre idiot qui nous dépasse et se rabat en queue de poisson en nous toisant avec un aplomb invraisemblable. Là, on s’arrête et on le dévisage, sidéré par le rire cruel qui lui secoue tout le corps.

On n’a jamais trouvé ça très poli, mais on se dit soudain, à part soi, quand il faut, il faut. Alors un peu remonté, prenant le temps de préparer son coup, on rumine en silence et le moment venu, quand il ne s’y attend plus, on rassemble toute sa colère pour lui cracher à la figure. Un feu d’artifice postillonnant qui le laisse interdit. On n’en est pas très fier, mais quand même, on admet que ça soulage. Alors quand il s’éloigne, penaud, le point tracé au loin redevient paysage et sans que l’on sache très bien pourquoi, on se remet en route.

Insondable

Il faudrait y plonger le bras tout entier et on n’en toucherait pourtant pas le fond. On rechignerait à y passer l’épaule, trop d’engagement. Il faudrait sans doute prendre un semblant de recul, un pas ou deux. Puis s’armant de patience, laisser filer un fil à plomb, centimètre par centimètre jusqu’à sentir un vague choc qui installerait du mou dans la corde, indiquant sans ambiguïté que l’on a butté sur du concret, enfin ! Tout ne serait pas réglé pour autant. Car, quand bien même, ce moment tant attendu se déciderait à arriver, on aurait immanquablement à s’interroger sur la stratégie à adopter pour aborder sereinement l’étape suivante. On sait déjà que l’on aurait l’air malin à connaître la profondeur sans avoir estimé la largeur – si on admet que l’on fait face à une sorte de puits et non pas de terrier informe – et que l’on serait bien en peine de se décider à se dire si oui ou non, on tenterait bien de reboucher ce vide, sans en savoir davantage. Admettons que l’on soit joueur et que l’on s’amuse à se décider à l’aveuglette. Eh bien, une fois la décision prise et en cas d’affirmative, il serait impératif de se poser la question du « avec quoi ? », qui peut sembler anodine si on la regarde de loin, mais qui a une importance capitale quand on sait un peu de quoi on parle. On ne remplit pas un vide avec n’importe quoi, à la va-vite, comme s’il s’agissait d’une simple formalité. Une fois rempli, le vide le reste et on n’a pas l’intention d’y revenir tous les quatre matins. Ou alors si on a du temps à perdre, à la rigueur. Mais qui encore aujourd’hui, à du temps à perdre ? Qui ne court pas après ? Non, vraiment, à part quelque excentrique, je ne vois pas qui aurait l’idée de se lancer dans une telle entreprise sans en mesurer les conséquences a priori. Je dirais donc, et j’insisterais sur ce point, qu’avant toute prise de décision, que l’on ait évalué ou non l’espace qu’occupe le vide, il est indispensable d’avoir en tête les ressources dont on dispose pour pouvoir le combler, convenablement. Non pas de manière définitive, je n’aime pas ces concepts péremptoires, mais au minimum, en ayant envisagé un comblement pérenne. Ceci-dit, quitte à me faire quelques ennemis dans le milieu, j’estime que tous les vides ne se ressemblent pas. Il est donc préférable d’être prudent avant de se lancer, et d’apprendre à repérer ceux que rien ne saura jamais satisfaire et dans lesquels il y aura toujours des vides dans le vide, quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse. Il me semble que ceux-là, méritent d’être pris pour ce qu’ils sont, des vides vides. Rien d’extravagant, seulement des vides dont on ne verra jamais le bout. Et là, peut-être, le mieux serait de ne pas y toucher, d’admettre que tous les manques ne sont pas bons à combler, et que dans de telles circonstances, de la parcimonie ferait l’affaire. On pourrait, par exemple, venir s’y blottir de temps à autre, rien de plus. Le contempler comme on admire un ciel étoilé, à la rigueur. Ne rien y laisser trainer. L’aimer pour ce qu’il est. Une absence.

Prince.sse.s

Tu croyais ça, toi, comme dans les livres, le type qui monte au créneau dès qu’il est question de te sauver d’un danger ? Mais quel est le plus grand danger qu’on ait jamais agité sous ton nez ? Dis-moi, toi qui batailles depuis ton premier jour, de quoi as-tu peur, vraiment ? A part, peut-être, de ton vieux prince dégarni, qui chaque fois qu’il part en campagne, t’annonce que ce sera la dernière et que, certainement, il ne reviendra pas, sans jamais t’en dire davantage. Il te laisse imaginer le gouffre qui l’attire, bien incapable de distinguer le vrai du faux dans les contradictions qui l’animent. Et pour quoi ?, si ce n’est pour qu’encore une fois, toi, tu te battes, corps et âme, pour qu’il revienne, persuadé qu’il est l’élu, le seul et l’unique, le valeureux. Il reviendra, encore, peut-être, et ne te concèdera rien que cette illusion du devoir accompli, te laissant seule face aux ombres qui le dévorent, te laissant seule face à celles qui te rongent. Alors, un jour, fatiguée, il te faudra déposer les armes pour reprendre ton souffle. Tu ne t’étonneras pas alors, non, qu’il en profite pour se perdre loin, là où tu ne peux plus l’atteindre. Ce jour-là, cillant confusément, tu finiras par ouvrir les yeux et alors peut-être, tu comprendras qu’il te faut changer d’histoire.

Tragédie, non merci

Quoi ? Ma mère ne m’aime plus ? Mon père me déteste au plus haut point, tandis que mes frères, effondrés, ne me supportent qu’à peine ? Et ma sœur, elle, se bouche le nez de dégoût quand elle me voit arriver ? Je serais, du jour au lendemain, devenue ce personnage immonde, déchu de son piédestal ? Alors là, très peu pour moi, je ne te laisserai pas faire. Tu ne me feras pas croire que j’ai mérité que tu me couvres de boue des pieds à la tête, me laissant tout juste les narines à l’air pour que je ne m’étouffe pas. Non, sans façon, je te rends le compliment et je reprends la route.

Les tours de bras

À grands tours de bras, je m’agite en tous sens. Colmater les brèches, panser les interstices, consolider les maigres fondations qui vacillent sans même que la terre tremble. Je m’applique à tel point, que je ne te vois pas, jeter ta pelle par-dessus ton épaule et glisser les mains dans tes poches, nonchalamment. Je sens peut-être, l’odeur de roussi quand tu craques une allumette contre le grattoir de la boîte que tu en as tiré. Je me retourne certainement, curieuse. Je dois bien admettre que j’ai à peine le temps d’envisager de me jeter sur toi pour t’en empêcher, que tu as déjà, d’une pichenette, lâché la flamme sur ce qui restait de nous. J’hésite alors, tétanisée par je ne sais quel effroi. Je pourrais, oui, me lancer sur le brasier dans l’espoir vainc de l’étouffer. Ou bien sans doute, ce serait une idée, t’attraper par les épaules et te secouer sans fin, pour que tu reviennes à toi, pour que tu me reviennes. Je pourrais, encore et indéfiniment, tenter ici, essayer là. J’hésite encore, et je reste là, retenue par nos bras ballants, qui ont perdu l’élan d’autrefois.

A cœur battant

Il s’avance vers moi lentement, un sourire grave dans les yeux que je ne lui connais pas. Il m’inquiète, oui, mais je ne m’en fais pas. Je le laisse venir, persuadée que l’expression de son visage va s’adoucir à mesure qu’il approche, que ses bras vont s’ouvrir afin de m’accueillir et m’attirer contre lui. Tendrement, évidemment. Je crois encore qu’il me laissera le loisir d’écouter son cœur battre dans sa poitrine, me reposer à son rythme si familier, dont je connais le moindre hoquet, et que je reconnaîtrais entre mille. Rien ne laisse présager qu’au moment d’arriver à ma hauteur, il va tendre le bras vers mon sein pour y plonger la main, transperçant la chair à la façon d’un couteau qui s’enfonce dans une motte de beurre ramolli. La douleur est vertigineuse. Je voudrais fermer les yeux pour tout oublier et les rouvrir aussitôt loin de lui, mais je n’y parviens pas. Je reste captive de ses gestes. Je le vois, retirer sa main ensanglantée de mon corps, sur laquelle gît mon cœur encore chaud. Je le vois, le serrer entre ses doigts pour étouffer ses derniers soubresauts. Je le vois, passer du sourire aux larmes. Il se tient là, devant moi, mon cœur dans la main, indécis. Soudain, il ne pleure plus. Il replie son bras jusque derrière sa tête, comme le ferait un athlète avec un poids qu’il s’apprête à lancer. Puis d’un geste rapide et précis, il jette l’organe exsangue aussi loin que ses forces le lui permettent. Satisfait, il laisse son bras retomber lourdement. La douleur est infinie. Je crie, infiniment.

Sans doute, il me faudra du temps. Oui, sans doute. Du temps. Mais je ferai taire un jour ces hurlements devenus plainte blême, pour m’en aller jusqu’à ce loin, récupérer mon cœur parmi les orties dans lesquels il aura atterri.