La couleur de l’écrevisse

sur les mots de Thomas Ferrari : gémir – crustacé – fustiger – aride – comète

Cette pauvre Mariette n’en finit pas de gémir. Seulement, ses larmes de crocodile me donnent la nausée. Je vois bien qu’elle souffre, mais ça ne peut pas être si terrible. Il doit y avoir autre chose. C’est vrai, ce n’est pas très beau à voir, mais quelle idée aussi. Elle aurait quand même pu s’en douter. Passer la journée, à moitié nue, sur son balcon. C’était à prévoir, elle a la peau de la couleur d’un crustacé ébouillanté. Enveloppée dans sa serviette de bain, elle ressemble à une vieille écrevisse fripée, emmêlée dans son lit de salade. Il n’est pas question que j’étale quoi que ce soit sur ce corps ratatiné, et certainement pas de l’huile d’olive. C’est un vieux remède, selon elle. Du gras, ce n’est pas une mauvaise idée dans ces circonstances, mais je préfère avoir la confirmation d’un médecin. Deux heures que je poireaute, assise à côté d’elle sur ce canapé délavé, sans pouvoir la laisser cinq minutes. Je ne sais plus comment faire. C’est la troisième fois qu’elle sonne chez moi cette semaine, sous des prétextes différents. Là, je ne peux pas lui enlever qu’il y avait une forme d’urgence, mais ça ne va pas pouvoir durer comme ça indéfiniment. Elle perd les pédales, ça ne fait aucun doute. J’ai commencé à me poser de sérieuses questions, il y a quelques semaines, quand je l’ai trouvée dans le jardin commun, à fustiger une ribambelle de chenilles processionnaires des pins, qui selon elle, lui gâchaient la vie avec leurs ragots malveillants. Elle m’avait prise à partie dès qu’elle m’avait aperçue. J’avais été saisie par sa véhémence, elle qui était si calme d’ordinaire. Elle était méconnaissable, sa bouche de travers, ses yeux révulsés. Je ne l’ai jamais retrouvée vraiment, depuis ce jour-là. Je ne suis pas certaine de ce qui l’a fait basculer. Elle m’a toujours semblé fragile et les années passant, je l’ai vu décliner. Je ne pensais pas qu’elle en arriverait là. Je ne m’y étais pas préparée et je crois que c’est pour cela, que je lui en veux. Je sens bien que mon attitude à son égard a changé. Mes paroles sont de plus en plus piquantes, mon regard sur elle est aride. Je ne sais plus qui elle est. Je ne veux pas le découvrir. J’ignore ce qui me fait le plus peur, la voir sombrer, seule, ou bien me sentir obligée de rester là, à lui tenir la main, impuissante. Je lui en veux, alors qu’elle n’y peut plus rien. Elle a toujours refusé de me parler de sa famille. Je ne connais de sa vie que des anecdotes, peuplées de personnages sans noms. J’ai toujours été intriguée par ce mystère dont elle entourait son passé, mais je n’ai jamais cherché à en savoir davantage. Seulement, je me rends compte aujourd’hui, à quel point je me trouve démunie. Je ne sais pas vers qui me tourner. Je ne vais pas tirer des plans sur la comète, mais si je ne fais rien, rien ne se passera avant qu’il ne soit trop tard. Je ne sais pas, c’est délicat. Elle a laissé les tiroirs du buffet ouverts, les trois, débordant de papiers en désordre. Comment savoir s’il y a quelqu’un à trouver, s’il le souhaite ou non, si elle le veut ou pas. Mariette ne saura probablement plus le dire. Tant pis, je vais tenter ma chance.