
Seriner


par Maud Biron


Comme souvent, je faisais les cent pas sur le trottoir en attendant le bus. Cependant d’ordinaire, j’ai moins d’avance et brusquement ces allers-retours sur un si petit carré de bitume en sont venus à me taper sur les nerfs. Je n’ai jamais aimé attendre, c’est certain, seulement cet agacement inattendu m’a semblé excessif. Je me suis alors promis d’y réfléchir, mais plus tard, ne me sentant pas en état de prendre le recul nécessaire à ce moment précis.
Pourtant, après quelques pas supplémentaires, j’ai tout de même décidé de cesser mes gesticulations et d’attendre résolument sans plus bouger, les pieds bien alignés, plantés au sol. Je ne les quittais pas des yeux quand j’ai pensé à mes orteils, collés en rangs dans mes bottes et l’image m’est apparue, comme si j’avais pu voir à travers le plastique et le tissu de mes chaussettes. Puis mon regard est allé se cogner contre le trottoir gris.
Subitement, alors que ça n’était jamais arrivé, peut-être prise dans l’élan de cette vision transperçante, je me suis surprise à me demander ce qu’il pouvait bien y avoir là, sous mes pieds, à l’autre bout de la terre. Si on la traversait sans jamais dévier, franchissant son centre et débouchant à nouveau à l’air libre de l’autre côté, aux antipodes est le mot juste, que découvrirait-on ? Qui découvrirait-on ? Comme je n’ai pas un très grand sens de l’orientation, je dois avouer que j’ai pensé que cette question était trop grande pour moi. Mais il était trop tard, mon esprit était déjà en route et tentait de recourber le planisphère qui s’était spontanément présenté à lui pour tenter de visualiser une région qui pourrait correspondre. Intuitivement, peut-être en raison de vielles connaissances perdues de vue, je pensais à l’océan indien, pourquoi pas l’Australie. Je m’imaginais, à cette seconde, une autre comme moi, sentant confusément un appel, s’arrêtant un instant pour regarder le sol, et m’imaginer en retour. Je la pensais frôlée par des piétons pressés, contrariés par cet arrêt brutal dans leur marche vers telle ou telle activité qui ne pouvait pas attendre. Puis je m’amusais de mon égocentrisme qui en faisait une citadine me ressemblant, alors qu’elle ou encore il, pouvait vivre à flanc de montage, quelque part dans le désert ou encore dans le Bush. Enfin, je réalisais que le décalage horaire rendait ces scénarios plus qu’improbables, et que ces autres quelques soient leurs lieux d’existence, se contentaient au mieux de me rêver, profitant d’une agréable nuit étoilée, ou non.
Vous rigolerez si vous voulez, mais j’ai vérifié. J’ai même été étonnée de pouvoir le faire avec une très grande précision, grâce à des personnes qui ayant réfléchi à cette question bien avant moi ont eu l’idée de créer un outil très utile qui permet en quelques secondes d’obtenir la réponse. Et il se trouve que je n’étais pas si loin, à ceci près que mon antipode tombe à quelques kilomètres au sud-est de l’Australie, en plein océan, au large des côtes de la Nouvelle-Zélande. J’avoue être très déconcertée, mais que d’une certaine façon, penser à cet autre qui devient ainsi cachalot parcourant un océan dont j’ignore tout, ouvre des perspectives qui m’inspirent une certaine humilité.

d’après les mots poulpe – nez – mince – poivre -pot, obtenus d’un générateur aléatoire de mots sur internet, teintés de deux anecdotes d’éternuement et d’aboiement

J’imagine que comme moi, vous avez déjà entendu toutes sortes d’histoires ahurissantes. Il est même possible que nous en connaissions certaines qui se ressemblent beaucoup. Cependant, comme c’est la première fois que je vis une telle aventure, je ne résiste pas au plaisir de vous la raconter.
Rien d’extraordinaire ce jour-là, un ciel bleu, pas plus pas moins que celui des jours précédents. Quelques nuages peut-être, de-ci de-là, laissaient entrevoir un changement imminent de temps, mais rien d’alarmant. Non, vraiment, rien de particulier. Si, tout de même, sans que cela ait une influence directe sur ce qui va suivre, je dois préciser que nous avions mangé du poulpe le midi, ce qui n’était jamais arrivé auparavant et que j’ai d’ailleurs trouvé très désagréable. Toutes ces petites ventouses alignées le long des tentacules qui s’agrippent aux papilles gustatives dans le furieux espoir d’en réchapper, quelle affreuse expérience ! Si j’avais été plus attentive, ça m’aurait mis la puce à l’oreille.
Oui, j’aurais dû me méfier. Au lieu de cela, je suis sortie sans prendre garde, pour parcourir les rues jusqu’au parc. J’errais, le nez au vent, sans me soucier de rien, quand un affreux aboiement est soudain venu me tirer de ma rêverie. Surprise par ce manque de savoir vivre, je me suis tournée dans tous les sens à la recherche du responsable. Vous me croirez si vous voulez, car je suis d’accord avec vous, ça n’arrive jamais, je n’ai pas vu un chien, pas un seul, pas même un tout petit minus riquiqui chien-chien aux alentours. Intriguée, je n’ai pas voulu en démordre. J’ai continué mon tour d’horizon, disons plutôt mes tours d’horizon. Sans aucun doute, ils auraient fini par me donner le tournis si je n’avais pas été arrêtée par cette vision saisissante d’une grande femme sans âge soulevant ses longs doigts minces pour les placer devant sa bouche au moment d’éternuer, vous l’aurez deviné : un aboiement.
Vous n’imaginez pas à quel point cela a été perturbant. Pourtant, après trois aboiements supplémentaires, la plaisanterie a cessé comme elle avait commencé. Je n’ai donc pas voulu trop m’en faire. J’avais finalement une sorte d’explication dont je pouvais me satisfaire. Seulement, une question m’empêchait de reprendre ma promenade en oubliant cet étrange événement. Je me demandais si cette femme aux cheveux poivre et sel parlait chien, comme elle éternuait chien, ou si elle ne faisait qu’éternuer chien et continuait à parler humain. Comme je voulais en avoir le cœur net, je me suis approchée d’elle d’un pas décidé, cherchant une question anodine mais pertinente à lui poser de manière à obtenir ma réponse. C’est à ce moment, tenez-vous bien, qu’un chien, un énorme chien est entré dans le parc en se précipitant vers la femme. Il s’est arrêté net à ses pieds, a posé sur sa chaussure la balle qu’il tenait dans la gueule et l’a regardée d’un air idiot en aboyant, vous n’allez pas me croire : un coin-coin de canard.
Je dois avouer que ça en a été trop pour moi. J’ai rapidement décidé de ne pas chercher à en savoir plus de peur d’en perdre les pédales. Je me suis mise à courir sans réfléchir et c’est ce qui m’a amenée à foncer droit dans un énorme pot de faïence dans lequel ne poussait que des mauvaises herbes. Quand il m’a répondu « de rien » alors que je m’excusais distraitement de l’avoir dérangé, j’ai paniqué. J’ai repris ma course dans un grand désordre et c’est avec soulagement que j’ai claqué la porte de la maison derrière moi, accueillie par le ronronnement rassurant d’Aradon, le chat de la famille.

Je ne me souviens pas de ce qui me pousse à me pencher par la fenêtre du quatorzième étage. Il n’y a peut-être aucune raison particulière si ce n’est le besoin de prendre un peu l’air. Après coup, on pourrait pourtant imaginer que ce sont ces sortes d’échos de sonar si caractéristiques qui m’ont attirée. Cela dit, j’ignore si c’est possible car je ne m’y connais pas assez et dans le doute, je préfère ne pas répandre d’ineptie. Quand j’aperçois cette masse immense échouée sur le trottoir, à moins d’un mètre des poubelles, je reconnais immédiatement la baleine à bosse que j’ai vue sauter hors de l’eau quelques heures plus tôt dans une vidéo qui m’alertait, à juste titre, sur la dégradation préoccupante de l’état des océans.
Tandis que je m’inquiète de voir l’animal côtoyer des détritus éparpillés à proximité des containers, je prends conscience de ses efforts pour s’élever dans un saut désespéré. Le sol ne lui offre malheureusement pas le ressort nécessaire et le cétacé s’abat avec lourdeur sur le bitume, alors que je l’avais vu survoler les flots avec tant de grâce si peu de temps auparavant.
Cela m’amène soudain à réaliser que ma baleine à bosse n’est pas du tout dans son élément et qu’elle risque d’en mourir. Sans tenir compte une seule seconde des quarantes tonnes que certains spécimens peuvent atteindre, je m’interroge sur les moyens de la secourir pour envisager sérieusement des solutions qui me permettraient de la transporter jusqu’au fleuve coulant à deux pas de là. Cela me semble une chance à saisir car c’est ce que l’on pourrait appeler une autoroute pour l’océan. Le seul point qui m’arrête concernant ce plan, c’est un doute colossal sur les chances de survie en eau douce d’une baleine. Oui, on est parfois aveuglé par des questions accessoires.
Je dois avouer que ça me navre, mais quand je rentre la tête dans l’appartement, je me sens soulagée. Loin des yeux, loin du cœur, je dois être forte et reprendre le cours de mon existence. Il est trop tard, que voulez-vous ?, comme dit mon oncle. Seulement, vous êtes comme moi, vous n’êtes pas dupes, n’est-ce pas ? Vous l’entendez.


d’après les mots: furieux – valse – observatoire – prisonnier – prothèse auditive, obtenus d’un générateur aléatoire de mots
Albert s’obstine à ne pas comprendre les regards furieux que lui lance Mme Lemieux, aussitôt relayés par des gesticulations qu’il ignore également. Quand elle écarte les bras pour lui barrer le passage, il hausse les épaules et tente de la contourner par la gauche. Elle se jette alors dans cette direction, tandis qu’il bifurque à nouveau pour l’éviter et la dépasser par l’autre côté. Déconcertée par cette valse saugrenue, Mme Lemieux abandonne la partie pour se précipiter sur le bouton d’alerte, fiché en hauteur dans le mur afin d’éviter les déclenchements malencontreux.
Imperturbable, Albert poursuit sa lente progression vers le hall vitré sans s’émouvoir de l’effroyable sonnerie qui envahit l’aile du bâtiment. Seulement, quand il atteint les portes coulissantes, un large sourire aux lèvres, il est rattrapé par deux infirmiers affublés de casques anti-bruit fluorescents qui l’attrapent chacun par un bras pour l’escorter jusqu’à sa chambre.
Jules, accroupi sur son fauteuil, la tête enfoncée dans les épaules, suit du coin de l’œil le va et vient qui accompagne le retour de son colocataire. La directrice et les deux infirmiers se relaient, comme sur une scène de théâtre qu’il faudrait occuper coûte que coûte. De son observatoire, Jules s’assure qu’à la première occasion, Albert recrache les calmants que le plus grand des infirmiers l’a obligé à avaler. Au moment où le vieil homme bat des paupières en feignant de s’assoupir, Mme Lemieux passe la tête par la porte. Elle fait signe au soignant de quitter la pièce et ferme derrière lui, en prenant soin de verrouiller à double tour.
Depuis qu’il est prisonnier de cet établissement, Jules n’a qu’une idée en tête, et il a trouvé en Albert le complice idéal. Ils ont passé des heures à échafauder des plans plus invraisemblables les uns que les autres pour finalement s’inspirer de la mésaventure d’un résident d’un autre service qu’un aide-soignant leur avait racontée, amusé par ce qu’il appelait l’évasion du siècle. Ils en sont à la partie du scénario où le vieux est ramené dans sa chambre, neutralisé par une dose de somnifère censée mettre un terme à l’aventure. Mais les deux hommes ont envisagé une toute autre fin.
Jules saute de son perchoir et avance lentement vers la porte, à l’affut de bruits suspects. Satisfait du calme qui règne dans le couloir, il s’approche du lit d’Albert qui trésaille quand il lui touche le bras. Désorienté, le fugitif fronce les sourcils en se concentrant sur ce que lui dit son ami. Le voyant pointer les index sur ses oreilles, il comprend rapidement et rallume ses prothèses auditives.
– Alors ? On les a eus ? s’inquiète Albert.
Sans répondre, Jules s’approche de la fenêtre, et tire sur le battant déjà entrouvert.
– Sans aucun doute ! Comme prévu, l’alarme étant déjà déclenchée, ça a couvert l’ouverture de la fenêtre. Je n’ai eu qu’à couper l’alimentation du détecteur. Et hop. A nous la liberté !