Déconfinés

Quand on sera déconfinés, quand on sera déconfinés… Oui, c’est vrai, on peut toujours faire des plans sur la comète, mais j’ai pourtant l’impression que ça ne va pas être aussi simple. On attend, on espère depuis des semaines, on se fait des idées, mais maintenant que ça approche, ça commence à faire un peu peur. A vrai dire, j’ai beaucoup de mal à me projeter car je ne sais toujours pas si je reprends le travail. Si je reprends, je ne suis pas sûre de prendre les transports en commun, ça me semble compliqué. Mais comme je préfère éviter la voiture, je vais devoir y aller à vélo. Il faut bien compter une demi-heure pour faire le trajet. Je suppose qu’avec le peu d’activité physique que j’ai eu ces dernières semaines, ça va être un peu difficile les premiers jours. Ce ne sont pas les quelques séances de gym et les petites promenades limitées qui m’ont mise en forme. J’espère au moins qu’il ne pleuvra pas. Et une fois là-bas, je ne peux pas imaginer à quoi ça va ressembler. Enfin si, mais je préfère éviter car les quelques images qui me viennent à l’esprit quand j’y pense me sapent le moral. Masque, distance avec une pointe de paranoïa, j’essuie tout ce que je vais toucher, et je ressuie tout ce que j’ai touché… Et si je ne reprends pas tout de suite ? Immense promenade ? A pied, à vélo ? Ah non, pas de bus, pas de commerces. Non, il est certain que j’ai très envie de voir du monde, mais déjà, quand on croise un piéton dans une rue presque déserte, c’est l’angoisse, alors je n’imagine pas ce que ça va être quand tout le monde va se ruer dehors.

Vague à l’âme

Elle est assise sur le fauteuil du salon, qu’elle a placé face à la fenêtre. Elle a dû la refermer dès que les premières gouttes de pluie ont commencé à tomber sur le parquet. Elle regarde le ciel gris, que rien ne traverse, même pas un pigeon égaré. Elle attrape le livre qu’elle a posé sur ses genoux et le laisse glisser par terre. Il y a bien dix minutes qu’elle lit et relit les mêmes phrases sans réussir à faire de lien entre elles. Elle a beau se concentrer, rien n’y fait. Au bout de trois mots, son esprit se disperse et plus rien de ce qu’elle lit n’a de sens. Elle abandonne. Elle pourrait allumer la radio. Écouter une émission, ou bien de la musique. Elle ne sait pas ce qui passe en ce moment, mais il suffirait de faire le tour des différentes stations. Il y a forcément quelque chose d’intéressant diffusé sur l’une ou l’autre. Elle hésite un moment, puis renonce. Il est encore un peu tôt pour cuisiner, mais elle pourrait déjà décider de ce qu’elle va préparer, chercher une nouvelle recette. D’ailleurs, elle mangerait bien indien. Elle se voit saliver devant la liste des ingrédients, seulement elle sait déjà qu’il lui en manquera la moitié. C’est systématique. Ce ne serait pas tout à fait la même chose, mais elle pourrait adapter, faire avec les moyens du bord. Ce serait mieux que rien. Si elle continue à se trouver des excuses, elle va encore manger des spaghettis. Si, au moins, elle se concoctait des sauces, mais non. Des spaghettis, rien d’autre. Elle adore ça, c’est vrai, mais ça appuie un peu sur la monotonie de ces dernières semaines. Elle verra plus tard, rien ne presse. Un rayon de soleil perce derrière les nuages. Elle se lève et attrape un magazine ouvert sur une grille de mots-fléchés. Allez, courage !

Ne pas se toucher le visage

Elle sort du local à vélos. Ne pas se toucher le visage, elle l’a bien en tête. Pourtant, c’est au moment où cette pensée lui traverse l’esprit qu’un courant d’air tiède vient lui caresser le visage. Ce qui aurait pu être très agréable, lui complique dangereusement l’existence, car cette légère brise vient plaquer une mèche de cheveux contre sa joue. Elle essaie de faire abstraction de ce vague chatouillement mais il devient rapidement une démangeaison très agaçante. Elle se frotte le bas du visage avec l’épaule, seulement dès qu’elle s’arrête, la mèche de cheveux se remet à frotter sa peau. Elle s’avance un peu en tirant son vélo, pour se mettre à l’abri du vent. Elle réfléchit à ce qu’elle a touché jusqu’à présent, la porte de l’appartement, ses clés qui lui ont servi à presser le bouton d’appel de l’ascenseur et celui d’étage, rien dans la cabine, les clés encore pour appuyer sur le bouton qui ouvre la porte du hall. Ne pas se toucher le visage. Elle a poussé la porte avec son dos. Son trousseau de clés, une nouvelle fois, pour ouvrir le local à vélos, la poignée de la porte avec sa main droite. Elle pourrait donc se gratter avec la gauche. Mais elle croit se souvenir qu’elle s’est appuyée au mur avec cette main quand elle a perdu l’équilibre en tirant son vélo à l’extérieur. Elle ne sait plus. Ça continue à démanger terriblement. Le front, maintenant. L’aile du nez commence à la picoter. Non, c’est trop insupportable. Elle retire son élastique, rassemble ses cheveux en les lissant un long moment. Elle les enroule en un chignon serré qu’elle bloque avec le ruban. Elle attrape le bord de son t-shirt, se penche pour se frotter le visage contre le tissu. C’est un peu mieux. Elle empoigne le guidon et s’installe sur le vélo. Au premier tour de roues, elle se demande si elle ne va pas donner de grands coups de ciseaux dans sa chevelure dès qu’elle sera rentrée.

Vertige

Il se penche à la fenêtre. Il s’y résout rarement car la hauteur lui donne le vertige, mais ce matin, le besoin de prendre l’air est plus fort. Il se cramponne des deux mains au chambranle et ferme les yeux pour sentir les rayons du soleil lui caresser le visage. On n’entend que le chant des oiseaux qui couvre le ronronnement des quelques voitures qu’il distingue en arrière plan. Il respire profondément. Il apprécie ce moment autant qu’il le peut, pourtant, il sent ses mains se crisper sur le rebord de fenêtre. Ses doigts le font souffrir. Il ouvre les yeux, sans bouger. Il est à une bonne quarantaine de mètres au dessus du sol. Il le sait mais tente désespérément de l’oublier en regardant le plus loin possible devant lui. Il a une vue qui s’étend sur toute la ville. C’est inespéré. Il s’attache à détailler la silhouette de chaque immeuble, sans laisser son regard descendre trop dangereusement. Seulement, quand une moto surgit du fond du boulevard en pétaradant, il ne peut pas s’empêcher de la chercher des yeux. Il la suit lorsqu’elle s’avance vers le pied de la tour, pour la dépasser dans le virage et disparaître dans un effroyable bruit de tondeuse à gazon. Son regard glisse sur la rue. Quand il aperçoit le crâne d’une femme qui s’avance sur le trottoir vers l’arrêt de bus, il a un haut le cœur. Il rentre brusquement et se colle dos contre le mur du salon. Une sueur glaciale coule le long de sa colonne vertébrale. Il se laisse glisser sur le sol, tremblant de tous ses membres. Il ne panique pas, il sait que dans quelques minutes, ce sera passé. Il sourit. Lui qui trouvait ses journées monotones, il a eu sa dose de sensations fortes pour aujourd’hui.

La carte postale

Elle entrouvre la petite porte avec précaution. Ce matin encore, la boîte est vide. Elle laisse passer quelques instants, la main suspendue à la clé. Elle referme la porte, la verrouille et retire la clé qui accroche toujours un peu dans la serrure. Elle se demande même si elle ne va pas rester bloquée, un de ces jours. Il faut la faire jouer très légèrement pour trouver l’alignement juste, qui permettra de la dégager. Elle se croise dans le miroir du hall et se trouve une mine affreuse. Elle remonte les escaliers lentement. Elle n’est pas déçue car elle s’y attendait. Elle est simplement triste d’avoir eu raison. Plus de trois semaines qu’elle aurait dû recevoir ce courrier et toujours rien. Elle a beau savoir que la situation n’est pas favorable, elle trouve que ça a trop duré. Il jure qu’il l’a choisie, écrite, mise sous enveloppe. Il n’en démord pas, il a écrit l’adresse lisiblement, l’a affranchie comme il faut et l’a lui-même glissée dans la boîte aux lettres du bureau de poste. Elle le croit. Il n’a aucune raison de lui raconter des histoires. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il lui écrive. S’il ne lui en avait pas parlé, jamais elle ne serait descendue chaque matin dans l’espoir que cette fameuse carte soit arrivée. Elle ne peut que le croire. Mais elle est persuadée qu’il ment. C’est plus fort qu’elle. Une carte ? Pourquoi ? Pour réduire la distance qui nous sépare. C’est ce qu’il lui répond quand le sujet vient immanquablement dans la conversation. C’est devenu un passage incontournable, qu’elle finit par redouter. Chaque soir, durant les longues heures qu’ils passent au téléphone, il lui pose cette même question, d’un ton presque anodin. Au fait, ma carte est arrivée ? Elle ne sait plus comment lui dire que non, que c’est certainement normal, mais que ça devient long, trop long. Elle ne lui dit pas, que l’attente en devient insupportable. Elle adore les cartes, les lettres, ouvrir une enveloppe, toucher le papier, l’écriture manuscrite, mais là, elle va lui demander de lui écrire un mail. Ça aidera peut-être à tromper l’attente. Peut-être.

Fait maison

Si ça continue, je le fais tout seul. Je vais pas attendre des plombes que les salons rouvrent. Les vieux vont hurler mais je m’en fous. Ce sera fait, et ils n’y pourront plus rien. Ils avaient dit, au printemps, si tu es encore décidé, on en reparle. On y est au printemps et il en est plus question, forcément. Ouais, c’est ça, c’est pas de leur faute, mais ça les arrange bien. Sérieux, ils me gonflent. Je sais très bien qu’ils ont dit ça en espérant que ça me sorte de la tête, que je me trouve une autre lubie. C’est ce qu’ils disent. Ben, ils peuvent toujours courir. J’ai regardé sur internet, c’est pas aussi compliqué que ça. Le dessin, je l’ai. Je peux le reproduire avec un feutre pour commencer. Ce qui m’embête, c’est que je le voulais sur l’épaule droite, mais je vais être obligé de le faire sur la gauche. Je suis pas ambi-machin… je sais plus comment on dit. L’épaule, je suis pas certain d’y arriver non plus. Je vais tenter l’avant bras, mais il faut que je réfléchisse au sens. Je suis pas sûr. Les aiguilles, je sais qu’il y en a quelque part. Au pire, je prendrai mon compas. Pour une fois qu’il servira à quelque chose, ce truc là. Je vais demander de l’encre à Sacha. Elle doit bien avoir ça dans ses affaires d’arts plastiques. Elle va encore râler, mais elle va me filer tout ce qu’elle a pour que je la lâche. Faut quand même que je vérifie qu’il y a bien un genre de désinfectant dans la boîte à pharmacie. Ce serait trop con de se retrouver avec des pustules sur tout le bras. Non, ça va déchirer de retourner au lycée avec un putain de tatouage fait maison.

Le roman

Putain, quelle poisse ! Je vais devoir tout reprendre depuis le début. C’est complètement impensable d’écrire un récit qui se déroule en 2037 sans évoquer, à aucun moment, cette foutue pandémie et tout ce merdier de confinement. Oui, c’est sûr, ça donne de la matière, ça induit de la fiction, je ne peux pas le nier. Mais vraiment, ça ne m’inspire pas. Je trouve ça tellement cliché, le coup du virus qui déstabilise le monde. Et pourtant… Je n’ai pas le choix, je vais devoir faire un effort. Quoi qu’il en soit, je peux très bien me contenter du minimum. Seulement même sans en faire trop, ça va être un casse-tête sans nom de faire entrer ça dans ma trame. Ce n’est pas comme si j’en étais au tout début. J’aurais pu tout remodeler, en l’intégrant en amont. Non, là, je suis trop avancé, il va falloir que je fasse du tissage. Ou alors, je me situe encore plus loin dans le temps, pour que ce soit un vague souvenir que je n’aurais à évoquer que par ci, par là. Le problème, c’est que toute mon intrigue tombe à plat elle aussi, comme elle s’appuie sur un prolongement de notre époque. Dix-sept ans, c’est demain, à l’échelle de l’anticipation. Non, ce sont vraiment deux livres différents, on ne peut pas cumuler catastrophe sanitaire et écologique. Ou si, l’une annonçant l’autre ou vice versa. La solution, ce serait alors d’écrire un prologue et d’enchaîner sur ce que j’ai déjà écrit en ajoutant quelques passages dans le corps du récit. Le pire étant à venir, ça devient un point secondaire que je n’ai pas besoin de développer plus que ça. Oui, comme ça, éventuellement, ça pourrait fonctionner. Je vais devoir creuser un peu la question, mais s’il faut vraiment positiver, puisque c’est ce qui nous fait tenir, malgré tout, c’est que j’ai tout le temps nécessaire devant moi pour y réfléchir.