Qu’en dira-t-on

d’après les mots chien – desserrer – éclipser – pauvres – perforer, obtenus aléatoirement

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Julienne n’a que faire de ce que l’on peut penser d’elle. Ça n’a pas toujours été de soit, elle a même été longtemps une fille, puis une femme, à laquelle l’assentiment de son entourage permettait de donner corps. L’aval de ses parents lorsqu’elle prenait une décision, l’acquiescement de ses frères et sœurs, les encouragements de son, de ses amoureux, le sourire approbateur d’une tante, le signe de tête de la boulangère, du poissonnier, lui offraient le squelette sur lequel tenir bon face aux vicissitudes de la vie. Mais toute cette belle architecture avait volé en éclat le jour où elle avait appris que ce chien galeux d’Antoine, pour lequel elle était encore prête à tout, avait mené une double vie. Son monde s’était effondré et elle n’avait su le rebâtir qu’en prenant le chemin opposé à celui qu’elle avait suivi jusque-là, se moquant éperdument après cela, du qu’en dira-t-on.

Le peu de cas que Julienne fait désormais du regard des autres lui fait hausser les épaules et sortir de chez elle sans tarder, alors qu’elle s’est aperçu en mettant ses chaussures que ses chaussettes sont enfilées à l’envers. Les coutures apparentes au niveau des élastiques, passent encore, mais les longs fils de couleur qui s’emmêlent à l’emplacement de motifs devenus illisibles auraient pu la décider à les remettre à l’endroit, sachant qu’elle est attendue pour une réunion qui doit réunir l’ensemble du service. Peu importe, pense-t-elle, oubliant aussitôt ce détail sans importance.

Tandis que Julienne tente vainement de se concentrer sur la voix monocorde de sa collègue qui égrène les lieux communs avec une application écœurante, elle est distraite par une gêne dans les orteils qu’elle ne saurait définir. Elle pencherait pour un picotement, mais hésite à être si catégorique. La cheffe de service prend à son tour la parole, sortant Julienne de sa torpeur. Son ton enjoué rafraîchit l’atmosphère de cette salle de réunion exiguë, où l’abondance de fenêtres oblige à vivre constamment les stores baissés dès qu’apparaît le soleil de printemps. Julienne lève les yeux au ciel quand elle entend les premiers éléments de langage blablatesques propres à sa profession, envahir le discours. Ses orteils se contractent douloureusement. Alors qu’elle se penche sur le bout de ses pieds, son voisin l’observe, curieux. Elle le gratifie d’un sourire crispé, préoccupée par l’évolution du picotement en une sorte de fourmillement qui s’étend à présent à ses plantes de pieds. Pragmatique, Julienne les tapote contre le sol, dans l’espoir d’y relancer la circulation sanguine. L’effet ne ressemble en rien à celui qu’elle avait espéré, bien au contraire. Elle le sent à présent, ce sont ses chaussures qui tout à coup la gênent à un point qu’elle ne saurait décrire. Elles lui tiennent terriblement chaud ! En quelques secondes, la sensation est devenue intolérable, au point que Julienne se précipitent nerveusement sur ses lacets pour les desserrer. Elle soupire, une fois redressée sur sa chaise, soulagée pour un temps. L’accalmie est malheureusement de courte durée et l’impression de chaleur redouble en un instant. Julienne, stupéfaite, se penche à nouveau, pour cette fois, retirer complètement ses chaussures. Elle les fixe longuement, abasourdie, s’étonnant de se sentir si mal dans des chaussures qui jusque-là avaient été si confortables. Serait-ce à cause de ces chaussettes mises à l’envers ? Probablement pas. Le regard médusé que lui lance la cheffe de service alors qu’elle les remet à l’endroit malgré tout, ne la trouble pas. Elle préfère pourtant s’éclipser pour régler cette histoire sans être gênée par le discours qui se poursuit, plus ronronnant que jamais. Julienne, ses chaussures à la main, se déplace lentement dans l’allée de chaises, laissant ses lacets traîner sur le sol. Elle s’excuse d’un murmure répété en passant devant chacun de ses collègues. Quand en sortant de la salle, elle croise le chargé de communication, en retard comme jamais, sa clé USB fichée sur le dessus de l’oreille à la façon d’une cigarette ou d’un crayon de boucher, elle lui sourit, heureuse de rater le début de sa présentation qui n’ira pas sans son lot habituel de cafouillages techniques. Elle se retourne alors vers la salle de réunion, survolant les rangs sans y trouver de regard ami, puis hausse les épaules en murmurant, les pauvres.

Julienne parcourt le long couloir qui la mène jusqu’à son bureau, surprise par la fraîcheur des dalles de lino. Elle prend son temps, profitant de l’agréable sensation que cela lui procure, avant de pousser la porte du réduit dans lequel elle passe de trop longues journées derrière son écran. Jetant ses chaussures au sol en entrant, elle s’affale lourdement sur sa chaise. Les bras croisés sur la poitrine, elle observe distraitement ce qui l’entoure. Quand son regard s’arrête sur ses chaussures, une moue boudeuse se dessine sur son visage. Que faire de ces fichues chaussures ? Décidée à ne pas en rester là, Julienne ouvre les tiroirs de son bureau avec énergie, sans but précis mais soulagée d’être dans l’action. C’est en ouvrant le mince tiroir central, accroché au plateau du bureau, qu’une idée lui vient. Il ne lui faut pas très longtemps pour s’attaquer au cuir aux endroits accessibles. Julienne s’applique, pour que le motif soit le plus régulier possible. Quand elle en a terminé, elle enfile ses chaussures, fière de sa trouvaille, et reprend le chemin de la salle de réunion, le dessus de ses chaussures curieusement perforé.

Doutez-vous ?

Doutez-vous ? Je me le demande. Doutez-vous, vraiment ? À chaque instant, à tout bout de champ ? Ne sachant jamais assurément si vous êtes sur la bonne voie. Je l’ignore, et à vous voir passer devant moi d’un pas visiblement décidé, tandis que je reste assise sur ce banc, sensiblement flétrie, déjà, je dirais que non. En tout cas, pas à cet instant. Mais comment savoir ? Vous marchez prestement, allant de l’avant, persuadé de vous rendre là où vous êtes attendu, au moins par vous-même si ce n’est par un autre, ou bien par une énième tâche que vous seul saurez accomplir comme il se doit, ou encore par un tournant dans votre vie. Après tout, cela arrive, un tournant dans une vie. Pour autant, sait-on jamais le prévoir ? Je ne saurais le dire. Mais doutez-vous, un tant soit peu du bien fondé de ce pas qui s’enchaîne après l’autre pour vous mener où, en définitive ? Je l’ignore et je vous envie ! J’aime à penser que tout vous est agréable dans ce jardin public que vous traversez, flânant d’un œil, sans perdre votre chemin de l’autre, attentif au fil de votre pensée, que je préfère imaginer d’une clarté sans équivoque, telle que se reflétant sur votre visage d’une placidité déconcertante. Je vous envie. Vous êtes passé, tandis que j’hésite encore. J’aurais pu vous suivre, m’élancer dans vote sillage, me protégeant à l’ombre de vos certitudes. Je n’en fais rien. Je doute. Rester encore ?, me persuadant qu’il est doux de prendre son temps ou bien me tancer ?, car le temps presse, chacun le sait et il ne vaut rien de se voiler la face. J’hésite, je doute. Je vous envie et je vous plains. Vous êtes passé et rien n’a su vous retenir. Je cligne de l’œil, éblouie par un rai de lumière qui se fraie un chemin entre les branchages. Je sais à présent, j’hésite, je doute, mais je reprendrais bien un peu de ce paysage, en attendant.

Les lanternes

Rien ne me fait plus peur que d’être prise pour une idiote. Cela peut sembler une drôle d’idée, quand on y pense. Elle me tient pourtant depuis si longtemps que j’ai fini par en oublier l’origine. J’en éprouve tant d’appréhension, que je m’applique avec un acharnement quasiment maladif, à éviter de me trouver dans une situation susceptible de me mener à une telle déconvenue. Néanmoins, malgré cette ténacité, j’ai parfois l’impression désagréable que l’on peut trop facilement encore, me faire prendre des vessies pour des lanternes. Me berner, si l’on veut. M’aveugler, moi qui lève pourtant le menton avec morgue, chaque fois que me vient l’envie de donner mon avis sur un sujet quelconque, imbue que je suis du sentiment de n’être dupe de rien à force de constamment me préparer au pire. Oui, je le sais, je le sens, je ne peux pas me croire à l’abri, formellement. Il reste un risque indéniable. Cela pourrait paraître absurde quand on pense à l’énergie que je mets à m’en défendre. Mais la vie n’est-elle pas ainsi, inconséquente ?

Alors quoi ? Il pourrait arriver que l’on veuille me faire prendre des vessies pour des lanternes. Du moins, c’est la conclusion que j’en tirerais. Seulement, un doute diamétralement opposé pourrait me saisir à ce moment. Et dans ce cas, comment trancher ? Veut-on vraiment me faire croire que les vessies sont des lanternes, ou le pense-t-on bel et bien ? De bonne foi. Est-ce moi qui prends alors les lanternes pour des vessies ou bien le sont-elles réellement et l’erreur devient alors humaine, impossible à imputer au compte de quiconque. Pourquoi d’ailleurs, voudrait-on me tromper ? Pourquoi me prendrait-on pour une idiote ? Dans quel but ? Et quand bien même ? Quel mal à cela, à être idiote ? Ne faudrait-il pas simplement, accepter de penser idiotement, de temps en temps. Ce serait se prendre moins au sérieux, peut-être. Ou encore se moquer du qu’en pensera-t-on, en s’émancipant de cette idée qu’on lui doit la vérité, à cet autre, qui se croyant plus malin, se plairait à croire que l’on n’a pas la lumière à tous les étages.

À l’étroit

Les épaules remontées dans le cou, les coudes rentrés, collés au corps, les poings serrés si fort dans les poches que les ongles entaillent la peau jusqu’au sang, on avance dans le brouillard sans se soucier de se trouver un but. C’est vivre à l’étroit, ça, on le sent bien. Une vie trop petite pour soi, c’est quand même pas de veine, est-on tenté de penser. Et pourquoi nous, précisément, parmi quantité d’autres ? Agacé par tant de fatalité, on se débat de temps en temps. On hausse le ton, comme on l’a vu faire par plus bruyant que soi. On croit déplacer des montagnes, pourtant quand on accepte de prendre un soupçon de recul, on voit que ce ne sont que quelques tempêtes dans un verre d’eau saumâtre. Imbuvable. Alors on doute, prêt à se résigner. L’étroit, c’est déjà ça. Le trop petit, c’est quand même mieux que rien. On capitule, en somme, devant l’adversité.

Ce serait compter sans cette petite voix haut perchée qui va, qui vient, comme bon lui semble. Alors comme ça, on accepte l’étriqué à cause d’un palais trop délicat !, s’indignerait-elle, fort à propos. C’est pathétique !, insisterait-elle, péremptoire. Sûrement, pour la faire taire, on boirait l’eau, le verre et les tempêtes, sans rechigner. On hésiterait sans doute, mais certainement, on finirait par engouffrer les montagnes d’un trait. On serait sonné, et ce serait la moindre des choses. Il est essentiel d’en convenir. Néanmoins, ce qui importerait davantage à ce point de l’aventure, ce serait de regarder vers dedans, pour une fois, pour constater, du soleil dans les yeux, qu’on y a gagné un paysage infini. De quoi se sentir à son aise, quoi que l’on fasse, où que l’on soit.

Advienne que pourra

Tu connais ça, le poids qui reste sur le cœur, prenant ses aises bien malgré soi, la poitrine cadenassée, la tristesse noire assombrissant le paysage, quoi qu’il fasse. On retient ses larmes ou elles ne viennent pas, on ne sait plus très bien qui décide dans tout ça. Il faut avancer malgré tout, c’est ce que l’on se dit, parce que c’est certainement la meilleure chose à faire, pense-t-on. Aller de l’avant, tracer sa route, passer son chemin. On avance donc, cahin-caha, jusqu’à ce moment où, bêtement, profitant d’un moment d’inattention, le pied butte sur un caillou. Trois fois rien, mais qui suffit à nous faire perdre l’équilibre. On bat des bras dans le vide, sans trop y croire, et pourtant à force de s’agiter, de se démener, on parvient à se rétablir. On a eu chaud.

Là, vaguement sonné, on est tenté de s’asseoir sur le bord de la route, histoire de reprendre son souffle. C’est à ce moment, probablement, soulagé mais secoué, la tête ailleurs donc, qu’on se laisse aller, qu’on les laisse aller, toutes les larmes de notre corps, comme on dit, toutes, sans exception. Et c’est là, peut-être, qu’est le vrai courage, car on doit bien l’admettre, on ignore combien elle peut en contenir, cette fichue carcasse. Alors on pleure, on pleure sans trop savoir où ça va nous mener. Au bout de quoi ? Jusqu’à quand ? On pleure et on se désespère, un temps. Mais comme on n’est pas né de la dernière pluie, on a quand même cette vague idée derrière la tête de ce rayon de soleil qui perce soudain le ciel trop bas et vient sécher nos yeux. On sait apprécier l’éclaircie. Détrempé, on se lève en s’ébrouant vivement. C’est agréable. On regarde notre pied, on le pardonne. Ceci fait, on repart, délesté du pire et advienne que pourra.

Un point c’est tout

Un point tracé au loin, comme un but à atteindre. Un peu myope, les yeux embués de larmes, on le voit vibrer d’une palpitation incertaine. On doute alors d’y parvenir jamais. Pourtant, on se concentre fort, pour tenir la ligne que l’on croit tracée entre lui et nous. Et on remonte le fil, la pente, on suit les rails. Et quoi ? Sans que l’on sache, ou au contraire sachant très bien d’où il sort, un imbécile vient nous faire un croche-pied, puis nous suit en ricanant pendant qu’on essaie tant bien que mal de reprendre son équilibre pour ne pas s’affaler au sol, la tête la première. Sombre idiot qui nous dépasse et se rabat en queue de poisson en nous toisant avec un aplomb invraisemblable. Là, on s’arrête et on le dévisage, sidéré par le rire cruel qui lui secoue tout le corps.

On n’a jamais trouvé ça très poli, mais on se dit soudain, à part soi, quand il faut, il faut. Alors un peu remonté, prenant le temps de préparer son coup, on rumine en silence et le moment venu, quand il ne s’y attend plus, on rassemble toute sa colère pour lui cracher à la figure. Un feu d’artifice postillonnant qui le laisse interdit. On n’en est pas très fier, mais quand même, on admet que ça soulage. Alors quand il s’éloigne, penaud, le point tracé au loin redevient paysage et sans que l’on sache très bien pourquoi, on se remet en route.

Insondable

Il faudrait y plonger le bras tout entier et on n’en toucherait pourtant pas le fond. On rechignerait à y passer l’épaule, trop d’engagement. Il faudrait sans doute prendre un semblant de recul, un pas ou deux. Puis s’armant de patience, laisser filer un fil à plomb, centimètre par centimètre jusqu’à sentir un vague choc qui installerait du mou dans la corde, indiquant sans ambiguïté que l’on a butté sur du concret, enfin ! Tout ne serait pas réglé pour autant. Car, quand bien même, ce moment tant attendu se déciderait à arriver, on aurait immanquablement à s’interroger sur la stratégie à adopter pour aborder sereinement l’étape suivante. On sait déjà que l’on aurait l’air malin à connaître la profondeur sans avoir estimé la largeur – si on admet que l’on fait face à une sorte de puits et non pas de terrier informe – et que l’on serait bien en peine de se décider à se dire si oui ou non, on tenterait bien de reboucher ce vide, sans en savoir davantage. Admettons que l’on soit joueur et que l’on s’amuse à se décider à l’aveuglette. Eh bien, une fois la décision prise et en cas d’affirmative, il serait impératif de se poser la question du « avec quoi ? », qui peut sembler anodine si on la regarde de loin, mais qui a une importance capitale quand on sait un peu de quoi on parle. On ne remplit pas un vide avec n’importe quoi, à la va-vite, comme s’il s’agissait d’une simple formalité. Une fois rempli, le vide le reste et on n’a pas l’intention d’y revenir tous les quatre matins. Ou alors si on a du temps à perdre, à la rigueur. Mais qui encore aujourd’hui, à du temps à perdre ? Qui ne court pas après ? Non, vraiment, à part quelque excentrique, je ne vois pas qui aurait l’idée de se lancer dans une telle entreprise sans en mesurer les conséquences a priori. Je dirais donc, et j’insisterais sur ce point, qu’avant toute prise de décision, que l’on ait évalué ou non l’espace qu’occupe le vide, il est indispensable d’avoir en tête les ressources dont on dispose pour pouvoir le combler, convenablement. Non pas de manière définitive, je n’aime pas ces concepts péremptoires, mais au minimum, en ayant envisagé un comblement pérenne. Ceci-dit, quitte à me faire quelques ennemis dans le milieu, j’estime que tous les vides ne se ressemblent pas. Il est donc préférable d’être prudent avant de se lancer, et d’apprendre à repérer ceux que rien ne saura jamais satisfaire et dans lesquels il y aura toujours des vides dans le vide, quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse. Il me semble que ceux-là, méritent d’être pris pour ce qu’ils sont, des vides vides. Rien d’extravagant, seulement des vides dont on ne verra jamais le bout. Et là, peut-être, le mieux serait de ne pas y toucher, d’admettre que tous les manques ne sont pas bons à combler, et que dans de telles circonstances, de la parcimonie ferait l’affaire. On pourrait, par exemple, venir s’y blottir de temps à autre, rien de plus. Le contempler comme on admire un ciel étoilé, à la rigueur. Ne rien y laisser trainer. L’aimer pour ce qu’il est. Une absence.

Prince.sse.s

Tu croyais ça, toi, comme dans les livres, le type qui monte au créneau dès qu’il est question de te sauver d’un danger ? Mais quel est le plus grand danger qu’on ait jamais agité sous ton nez ? Dis-moi, toi qui batailles depuis ton premier jour, de quoi as-tu peur, vraiment ? A part, peut-être, de ton vieux prince dégarni, qui chaque fois qu’il part en campagne, t’annonce que ce sera la dernière et que, certainement, il ne reviendra pas, sans jamais t’en dire davantage. Il te laisse imaginer le gouffre qui l’attire, bien incapable de distinguer le vrai du faux dans les contradictions qui l’animent. Et pour quoi ?, si ce n’est pour qu’encore une fois, toi, tu te battes, corps et âme, pour qu’il revienne, persuadé qu’il est l’élu, le seul et l’unique, le valeureux. Il reviendra, encore, peut-être, et ne te concèdera rien que cette illusion du devoir accompli, te laissant seule face aux ombres qui le dévorent, te laissant seule face à celles qui te rongent. Alors, un jour, fatiguée, il te faudra déposer les armes pour reprendre ton souffle. Tu ne t’étonneras pas alors, non, qu’il en profite pour se perdre loin, là où tu ne peux plus l’atteindre. Ce jour-là, cillant confusément, tu finiras par ouvrir les yeux et alors peut-être, tu comprendras qu’il te faut changer d’histoire.

Les textes publiés sur cette page seront portés par les contraintes d’écriture que vous m’aurez envoyées par mail, à l’adresse: mb@traitpourtrait.org, en indiquant votre prénom et votre nom.

Je vous propose de choisir un des trois types de contraintes qui suivent :
– vous m’envoyez une première phrase par laquelle je devrai débuter le texte, et une seconde par laquelle je serai tenue de le terminer.
ou
– vous me donnez 5 mots, que je devrai placer, dans l’ordre, au fil du récit.
ou
– vous me proposez deux prénoms et une situation de départ (exemple: Julie et Adèle sont dans un bateau, perdues au large)

Couper les ponts

d’après les mots : cosmique – festival – pont – appendice – alligator

La lumière du petit matin filtre à travers les rideaux tirés. Sophia, immobile au centre de la pièce, est assise en tailleur sur un minuscule espace de parquet dégagé à travers un désordre cosmique. La bibliothèque, renversée sur les livres éparpillés au sol, tient en équilibre précaire sur le pied d’une chaise basculée sur le côté. Les rideaux lacérés se répandent ici et là, sur une plante verte, la table basse, une tasse de café dans laquelle le tissu infuse. Une multitude de feuilles imprimées, griffonnées, déchirées, parsèment le tout, tels des confettis hystériques. Sophia tend la main pour attraper l’un d’eux, rectangle grossier d’un centimètre sur deux. Couvert de jaune, piqueté de noir, il n’a rien à lui apprendre. Elle l’observe froidement, le jette pour en attraper un autre. Sur celui-ci, elle déchiffre quelques lettres du nom d’un festival où ils avaient pensé aller, où elle n’irait pas.

Ses doigts s’écartent pour laisser le morceau de flyer s’échapper. Il volète dans un rai de soleil avant de s’aplatir mollement par terre. Un léger tremblement surprend Sophia qui le sent agiter ses épaules. Les sursauts s’intensifient rapidement sans qu’elle puisse rien y faire, tandis qu’une première larme coule sur sa joue. La femme passe une main étonnée sur son visage. Elle regarde le bout de ses doigts humides, incrédule. Une digue cède alors et laisse un déferlement de sanglots lui échapper. Les larmes se déversent sans plus de réserve, son nez coule, sa bouche ouverte dans une grimace laisse échapper une plainte rauque. Sophia pleure, comme jamais. Plus rien n’existe que son chagrin.

Regarde dans quel état tu te mets, ma pauvre chérie ?, lui aurait dit sa grand-mère. Tout ça pour quoi ? Sophia renifle bruyamment en repensant à ces dernières semaines. Sa respiration se calme. Les larmes refluent. Eh bien, chère grand-mère, si tu crois qu’il est facile de couper les ponts, de partir sans se retourner, comme ça, du jour au lendemain, c’est que tu n’y connais rien à rien. Comment avait-elle pu être naïve au point de croire que ne plus s’aimer se décidait comme ça, un jour, et qu’il suffisait d’y croire pour que tout se passe en douceur. Ne plus s’aimer, c’est avant tout s’être aimés. Étrangement, elle ne l’a jamais ressenti si profondément et cet appendice greffé au cœur, même moribond, ne va pas se laisser déloger sans se défendre, elle le comprend à présent. S’appuyant sur ses mains, Sophia se redresse, étourdie. Elle attrape l’abat-jour d’une lampe qu’elle tente de remettre d’aplomb, puis y renonce pour se préoccuper d’un livre plié en deux sous un meuble renversé. Elle le dégage avec précaution, lisse les pages entre ses mains avant de le poser sur une pile de magazines éparpillés sur le sol. Comme elle aperçoit sous l’un d’eux une forme qui l’intrigue, elle se penche pour le soulever. Elle découvre alors un alligator en bois, maladroitement sculpté. La femme sourit de tomber sur ce bibelot, parmi tant d’autres. Sa première sculpture, celle qu’il lui avait offerte un matin, se dépêchant de l’embrasser pour dissiper sa gêne. Elle sert l’animal en bois dans le creux de sa main et d’un pas soudain décidé, elle se dirige vers la porte. Passant rapidement par le vestibule où elle attrape une veste, Sophia sort sans se retourner. Elle a besoin d’air.