A cœur battant

Il s’avance vers moi lentement, un sourire grave dans les yeux que je ne lui connais pas. Il m’inquiète, oui, mais je ne m’en fais pas. Je le laisse venir, persuadée que l’expression de son visage va s’adoucir à mesure qu’il approche, que ses bras vont s’ouvrir afin de m’accueillir et m’attirer contre lui. Tendrement, évidemment. Je crois encore qu’il me laissera le loisir d’écouter son cœur battre dans sa poitrine, me reposer à son rythme si familier, dont je connais le moindre hoquet, et que je reconnaîtrais entre mille. Rien ne laisse présager qu’au moment d’arriver à ma hauteur, il va tendre le bras vers mon sein pour y plonger la main, transperçant la chair à la façon d’un couteau qui s’enfonce dans une motte de beurre ramolli. La douleur est vertigineuse. Je voudrais fermer les yeux pour tout oublier et les rouvrir aussitôt loin de lui, mais je n’y parviens pas. Je reste captive de ses gestes. Je le vois, retirer sa main ensanglantée de mon corps, sur laquelle gît mon cœur encore chaud. Je le vois, le serrer entre ses doigts pour étouffer ses derniers soubresauts. Je le vois, passer du sourire aux larmes. Il se tient là, devant moi, mon cœur dans la main, indécis. Soudain, il ne pleure plus. Il replie son bras jusque derrière sa tête, comme le ferait un athlète avec un poids qu’il s’apprête à lancer. Puis d’un geste rapide et précis, il jette l’organe exsangue aussi loin que ses forces le lui permettent. Satisfait, il laisse son bras retomber lourdement. La douleur est infinie. Je crie, infiniment.

Sans doute, il me faudra du temps. Oui, sans doute. Du temps. Mais je ferai taire un jour ces hurlements devenus plainte blême, pour m’en aller jusqu’à ce loin, récupérer mon cœur parmi les orties dans lesquels il aura atterri.

Les éphémères

voici deux textes initiés par une liste de mots proposée par Carine Gréaud en lien avec le Printemps des poètes

Une vie ailleurs
d’après les mots murmure – foudre – imaginaire – insaisissable – énigm(atique)

Alors qu’elle ouvre au hasard un livre, après l’avoir tiré de son sac, Marina fait un pas en arrière pour s’adosser au fond de l’aubette de bus. Elle relève ses lunettes de piscine sur son front, plissant les yeux pour déchiffrer péniblement les premiers mots d’un chapitre. La jeune fille, déçue par la banalité des quelques phrases dont elle est finalement venue à bout, tourne les pages à la recherche d’un mot, d’une idée, qui pourrait retenir son attention rien qu’un instant. Mais, incapable de faire taire le murmure lancinant qui accapare son esprit, elle referme le livre brutalement avant de l’enfoncer dans sa poche sans ménagement, tordant la couverture en deux. Ne sois pas stupide, Marina. Ne sois pas stupide, ne sois pas stupide, répète de plus en plus vite la petite voix tapie dans un recoin de sa tête.

Furieuse de ne pas pouvoir la contenir, l’adolescente fronce les sourcils quand le bus s’arrête devant elle en faisant crisser ses roues contre le rebord du trottoir. Rabattant ses lunettes de piscine sur ses yeux, Marina s’approche de la porte qui s’ouvre dans un bruit de soufflets. Brusquement, alors que la conductrice la dévisage avec curiosité, Marina comprend que rien n’y changera jamais rien. Chaque regard qui se posera sur elle aura la même couleur ahurie, chaque esprit qui se penchera sur son cas en viendra à la même conclusion : cette fille est particulière. En un battement de cil, elle voit sa vie défiler sous ses yeux, ponctuée d’une litanie d’adjectifs de moins en moins glorieux : particulière, spéciale, différente, fofolle, zinzin… En une fraction de seconde, tous les regards croisés au court d’une existence se détournent, les cœurs se ferment, l’horizon se bouche. Toute une vie pareille, en un clin d’œil. La douleur qu’elle ressent alors est aussi fulgurante que si elle avait été atteinte par la foudre, traversée de part en part par un éclair. Son cœur est prêt à éclater quand la conductrice se décide à actionner la manette pour refermer les portes derrière la jeune fille. Se sentant prise au piège, Marina cède à la panique et se cogne contre les battants prêts à se refermer sur elle, tandis qu’elle quitte le bus à reculons. Le système de sécurité se déclenche quand elle se retourne, pour la laisser s’échapper en courant. Faudrait savoir ce qu’on veut, crie un homme du fond du bus.

Pendant qu’elle court à en perdre haleine le long du trottoir, Marina veut se persuader que si elle atteint sa maison sans s’arrêter, tout sera différent, changé. Finies les vies imaginaires, terminée la petite voix exaspérante, les regards méchants. Marina court, et se sent en vie pour la première fois depuis longtemps. Ses poumons la brûlent, mais peu importe, elle est en vie et elle aime cette sensation. Seulement, quand elle arrive enfin à la hauteur de sa rue, elle doit ralentir, jusqu’à s’arrêter devant le spectacle déroutant qui s’offre à elle. Les immeubles, ensevelis sous une épaisse couche de brouillard, ne sont plus que de vagues silhouettes s’élevant là où ils s’étaient dressés jusqu’à présent. Effrayée, l’adolescente fait un pas en arrière et manque de tomber à la renverse, le pied dans le vide.

Décidez-vous, mademoiselle, répète la conductrice du bus alors que Marina la dévisage d’un regard insaisissable derrière ses lunettes de piscine qu’elle réajuste nerveusement après avoir esquissé un sourire énigmatique. D’un mouvement rapide et sûr, la jeune fille valide son trajet avec sa carte de transport puis traverse le véhicule pour s’installer sur l’un des sièges du fond. Marina sort le livre resté enfoncé dans sa poche et se perd dans l’exploration de l’illustration de couverture, à nouveau indifférente au monde qui l’entoure.

Peau de chagrin
d’après les mots: murmure – foudre – imaginaire – insaisissable – impensé

Faudrait-il qu’au passage du temps, les trains s’arrêtent, pour que penchée à leurs fenêtres, une foule impossible à dénombrer laisse s’échapper dans un murmure, les questions insondables qui lui serrent la poitrine. D’où vient-il? Que cherche-t-il? Pourquoi nous fuir ?

La foudre transpercerait alors l’obscurité, laissant entrevoir des lambeaux de vérité éculés. Peau de chagrin pour des troupes en déroute. Faudrait-il ensuite forcer les trains à repartir à toute allure, quitte à les lancer vers des paysages imaginaires ? La foule, blottie sous les sièges, marmonnant des incantations insaisissables, ni verrait plus que du feu.

Ou bien, bercé par le roulis des trains, suffirait-il de se laisser porter sans se débattre, vers ces territoires impensés, au risque de ne jamais revenir. Voyageur sans but, s’émerveillant de tout.

Comment savoir?

Les temps changent

Depuis quelques semaines, les coupures devenaient de plus en plus fréquentes. Cela n’avait rien d’étonnant, les annonces à ce sujet s’étaient multipliées, on ne pouvait que s’y attendre. Pourtant, elle avait été surprise par la dernière interruption brutale qui n’avait été signalée par aucune alerte. Les sirènes étaient restées étrangement muettes, alors que le gouvernement s’était formellement engagé à borner chaque section de courant, comme on nommait à présent ces courtes périodes où chacun se pressait d’utiliser l’unique appareil électrique qu’il avait choisi de conserver, machine à laver, four, tablette. Il était tentant de stocker un panel de machines dissimulées au fond d’un placard afin de les échanger à chaque section, mais faire face aux contrôles de vérification de la stricte application de la directive demandait un sang froid que tout le monde ne possédait pas. Tenir tête aux inspecteurs en arguant d’une erreur dans l’enregistrement de la déclaration était risqué, et utiliser un faux exposait à des amendes dont le montant prohibitif restait dissuasif. D’autant qu’une double peine était à craindre, les fraudes étant extrêmement mal vues par une majorité de l’opinion.

Avant même l’entrée en vigueur de l’arrêté, une multitude de groupes s’étaient créés autour de salles communes à l’échelle soit d’un immeuble, soit d’un quartier, voire d’un village entier afin de partager les avantages de chaque appareil. Il existait d’ailleurs à travers le pays de nombreux postes de gérant de salle électrique, ou de salle des machines, selon les différents noms qui circulaient. Gérer les plannings d’utilisation et anticiper les coupures pour ne pas endommager le matériel impliquaient des responsabilités pénibles mais nécessaires.

Préoccupée par des tournures de phrases trop complexes pour le type de document qu’elle avait à élaborer, elle n’avait pas effectué de sauvegardes suffisamment régulières pour ne pas perdre la quasi totalité des deux heures de travail que lui avait laissé la dernière section de courant. Livide, elle fixait l’écran devenu noir en une fraction de seconde, avalant des modifications essentielles dans un néant désormais inaccessible pour de longues heures. Pourtant, la règle qu’elle s’était fixée était claire, ne jamais refaire, quelles qu’en soient les conséquences. Elle ne se pardonnerait jamais un tel gaspillage. Elle devrait donc faire un choix dès qu’elle aurait imprimé une copie à la reprise du flux, soit en accepter les imperfections, soit entreprendre des corrections à la main.

Se levant lentement pour parcourir dans l’obscurité les quelques pas qui la séparaient de la fenêtre, elle laissa la lassitude s’emparer d’elle. Se donner tant de mal pour un rapport qui serait survolé par une poignée de dirigeants, alors que ses conclusions désastreuses méritaient l’attention de tous, avait-il encore un sens ? L’horizon chargé de nuages plus noirs encore que le ciel dont on les distinguait à peine, lui confirma qu’une nouvelle tempête approchait, expliquant cette coupure inopinée. Elle eut un frisson. Comment se pouvait-il qu’on en soit arrivé là ?

Les bassines

Alors que la lumière qui danse à travers la vitre ne semble pas vouloir faiblir, j’agite lentement la brosse sur mes dents, penchée sur le lavabo de la salle de bain en évitant soigneusement mon reflet dans le miroir. Peu importe la taille de la pièce, peu importe la taille de l’appartement dans lequel elle se trouve, peu importe qu’il soit grand ou petit, que j’en sois propriétaire ou locataire. Il suffit de savoir qu’il est en béton. Des murs lisses et épais. Peinture blanche. Perché au dernier étage d’un immeuble qui s’étire nonchalamment vers le ciel, en surplombant ses voisins de quelques mètres, laissant la vue dégagée sur la majeure partie des toits de la ville. Vivre en hauteur me convient mieux, pourtant rien dans ce moment ne serait différent si j’habitais le rez-de-chaussée.

Il fait une chaleur étouffante et mes pieds brûlants supportent mal le contact du linoléum. Tandis que je me rince la bouche, l’image de ma grand-mère, assise à l’ombre d’un vieux chêne me revient en mémoire. Ses pieds trempent dans l’eau salée débordant d’une bassine délavée, pour éclabousser le sable couvrant les abords de sa maison de bord de mer. Elle se penche sur ses chevilles, qu’elle asperge de temps à autre, retenant la serviette de toilette jetée sur son épaule.

Je la vois, et soudain, je m’imagine sortant d’une maison basse, pieds nus dans le sable, ou l’herbe, peu importe, des tongs et une serviette coincées sous le bras, une bassine à la main remplie d’eau fraîche dans laquelle je pourrai dans un instant glisser mes orteils, satisfaite de ce rituel.

Je repose la brosse à dents dans un verre et quitte la salle de bain. Prête à me résigner, remplaçant le sable par le faux parquet en plastique et l’ombre d’un arbre par les volets tirés à demi sur le canapé du salon, renonçant au souffle d’une brise même chargée de chaleur, je réalise qu’aucune des bassines, qu’aucun seau à ma disposition ne sont suffisamment grands pour contenir mes pieds sans que je sois obligée de les contorsionner, me retrouvant dans une position particulièrement inconfortable. Alors, je revois ma grand-mère avec sur les lèvres ce même sourire qu’elle offrait à chaque photographie. Et soudain, je me demande ce que sont devenues ses bassines.

Ici, s’ouvre la version jeunesse des Sorties de cadres, textes portés par les contraintes d’écriture que vous pouvez m’adresser par mail, à l’adresse: mb@traitpourtrait.org, en indiquant votre prénom et votre nom.

Je vous propose de choisir un des trois types de contraintes qui suivent :
– vous m’envoyez une première phrase par laquelle je devrai débuter le texte, et une seconde par laquelle je serai tenue de le terminer.
ou
– vous me donnez 5 mots, que je devrai placer, dans l’ordre, au fil du récit.
ou
– vous me proposez deux prénoms et une situation de départ (exemple: Julie et Adèle sont dans un bateau, perdues au large)

Les versions imprimables se trouvent sur la page !Impression à la maison¡

La brouille

d’après les mots chaise – singe – ordinateur – pain -vendeur, obtenus d’un générateur aléatoire de mots sur internet

Jamais un repas ne m’a semblé si long. Si on excepte bien sûr, ceux des dimanches de fêtes qui s’étirent parfois à grands coups de fourchettes, et laissent à peine le temps de dire ouf, qu’il faut déjà se remettre à table le soir venu. Ceux-là, je les mets à part. L’ambiance dans la cuisine est d’une lourdeur que je peine à qualifier. Mes frères sont fâchés depuis deux jours et refusent non seulement de s’adresser la parole, mais également d’alimenter les conversations que mes parents s’efforcent vainement d’engager sans parvenir à en entretenir aucune. Nous ignorons l’objet de leur désaccord, mais il doit être d’une extraordinaire gravité car jusqu’à aujourd’hui, aucune brouille entre eux n’a jamais duré plus de quelques heures. Alors que mes parents abandonnent la partie, et nous laissent plongés dans un silence lugubre, je tente de me concentrer sur le contenu de mon assiette. Seulement, je ne tiens pas en place sur ma chaise. Je me porte donc volontaire pour aider au moindre changement de plat et je me lève remplir la carafe dès que l’occasion se présente. Je parviens également à prétexter des difficultés à couper un morceau de fromage pour aller changer de couteau.

Pourtant, ces quelques diversions ne suffisent pas. Je trépigne. Je m’affale d’un côté de mon siège, puis de l’autre, avant de me soulever pour attraper le beurre dont je n’ai pas vraiment besoin. Je me réinstalle alors à califourchon quand mon attention est attirée par la chienne Vénus qui traverse la pièce en trainant la patte. Je me penche vers elle pour lui faire de grands signes qu’elle ignore en tournant la tête nonchalamment vers sa gamelle. J’insiste cependant en l’interpellant à voix basse tout en claquant des doigts le plus discrètement possible.

C’est alors que la voix de ma mère s’élève et qu’elle me lance, sans même me regarder :
Arrête de faire le singe, tu m’épuises. Si tu continues comme ça, tu seras privée d’ordinateur jusqu’à la fin de la semaine.

Le mouvement d’ensemble auquel j’assiste alors me semble se dérouler au ralenti. Les visages de mon père et de mes frères se tournent vers elle avec une synchronisation quasi parfaite, pour se figer tout à coup dans la même expression hébétée, marquant leur incompréhension.

Ma mère nous dévisage les uns après les autres, puis elle attrape une tranche de pain qu’elle déchire en deux, en haussant les épaules. Mes frères se regardent sans animosité pour la première fois depuis la veille, avant de me faire un signe de tête qui se veut rassurant. Tandis que mon père se lève pour débarrasser le plateau de fromages, ils s’empressent de courir vers l’arrière-cuisine pour tirer du frigo un choix démesuré de yaourts. Dès qu’ils quittent le réduit, leurs chuchotements cessent. En se rasseyant, ils se raclent la gorge l’un et l’autre avant que Malo, tout en ouvrant son pot de crème au chocolat, ne s’exclame avec un enthousiasme forcé :
Je vous ai raconté la tête qu’a fait le vendeur quand on lui a demandé s’il avait déjà goûté à ces horribles nuggets surgelés dont il fait la promotion ?

Soulagée par cette diversion, je m’installe bien droite sur ma chaise, prête à suivre sans bouger le récit de l’anecdote que mes frères vont agrémenter de grimaces, d’onomatopées et de gesticulations qui m’arracheront sans aucun doute des rires bienvenus. Me sentant observée, je croise le regard de ma mère. Le clin d’oeil qu’elle m’adresse me laisse entrevoir le rôle qu’elle m’a fait jouer dans son stratagème et j’ai la certitude que nous lui devons ce revirement de situation.

Un poulet de retard

(d’après des libertés prises par le correcteur automatique du téléphone de Cécile Avranche)

Quand je lis sur l’écran, Maurice, on va avoir un poulet de retard, mon premier réflexe est de penser que ce message ne m’est pas adressé. La réplique, digne d’un vieux polar, m’intrigue cependant, venant de cet expéditeur en particulier. Nous sommes suffisamment intimes pour que je sois persuadée qu’il n’est assez proche d’aucun Maurice pour s’adresser à lui dans des termes si familiers, voire énigmatiques. Cédant alors à une impulsion, je tape en réponse sur le clavier, Quel dommage Jacqueline, moi qui avais deux dindons d’avance, doublant un point d’exclamation de points de suspension en grand nombre.

Amusée par ce soudain élan, je ne peux cependant pas me laisser distraire plus longtemps. Je me plonge sans tarder dans la lecture du dossier que je venais à peine d’ouvrir au moment où mon téléphone s’était mis à vibrer bruyamment contre ma tasse de café. Seulement, au bout de quelques paragraphes, je dois me résoudre à admettre que les mots qui s’alignent sur la page ne font aucun sens. Je feuillette alors le dossier, piochant çà et là une phrase au hasard dans l’espoir d’en trouver une un tant soit peu cohérente. Malheureusement, rien à faire. Alors même que la grammaire est respectée, les verbes s’accordant avec les sujets, les propositions s’enchaînant à grand renfort de conjonctions, les mots semblent posés les uns à la suite des autres sans délivrer de message intelligible. Prise d’un début de panique, je rabats violemment la couverture sur le dossier avant de le repousser jusqu’au bord de mon bureau. C’est alors que le titre m’apparaît soudain comme une suite de chiffres et de symboles alambiqués. Les mains moites et tremblantes, j’ouvre à nouveau le document pour constater que les pages sont à présent couvertes d’une succession de tirets et de points serrés, rappelant le morse, code pour lequel je n’ai aucune clé de déchiffrage. Il n’en faut pas plus pour que je perde mon sang-froid. Terrifiée, je quitte mon bureau après avoir renversé mon siège sur le sol, sans prendre le temps d’attraper quoi que ce soit, pas même mon téléphone, surtout pas mon téléphone dont les vibrations reprennent alors que je passe la porte. Il est possible que je bouscule un collègue ou deux en me précipitant dans le couloir, mais je ne saurais en être certaine. Comme j’aperçois une femme, que je ne reconnais pas, postée bien droite devant l’ascenseur, je décide de prendre les escaliers. Quand essoufflée, après avoir dévalé cinq étages en courant, je lève la tête sur le bloc lumineux qui surplombe la porte pour y déchiffrer incrédule Sortie de secours, je suis prise d’un terrible doute. Je décide alors, pour un temps au moins, de m’asseoir sur une marche, en gardant les yeux rivés sur ce message au sens duquel je peux me raccrocher. Dans quel espoir ? Je n’en ai pas la moindre idée.

Antipodes

Comme souvent, je faisais les cent pas sur le trottoir en attendant le bus. Cependant d’ordinaire, j’ai moins d’avance et brusquement ces allers-retours sur un si petit carré de bitume en sont venus à me taper sur les nerfs. Je n’ai jamais aimé attendre, c’est certain, seulement cet agacement soudain m’a semblé excessif. Je me suis alors promis d’y réfléchir, mais plus tard, ne me sentant pas en état de prendre le recul nécessaire à ce moment précis.

Pourtant, après quelques pas supplémentaires, j’ai tout de même décidé de cesser mes gesticulations et d’attendre résolument sans plus bouger, les pieds bien alignés, plantés au sol. Je ne les quittais pas des yeux quand j’ai pensé à mes orteils, collés en rangs dans mes bottes et l’image m’est apparue, comme si j’avais pu voir à travers le plastique et le tissu de mes chaussettes. Puis mon regard est allé se cogner contre le trottoir gris.

Subitement, alors que ça n’était jamais arrivé, peut-être prise dans l’élan de cette vision transperçante, je me suis surprise à me demander ce qu’il pouvait bien y avoir là, sous mes pieds, à l’autre bout de la terre. Si on la traversait sans jamais dévier, franchissant son centre et débouchant à nouveau à l’air libre de l’autre côté, aux antipodes est le mot juste, que découvrirait-on ? Qui découvrirait-on ? Comme je n’ai pas un très grand sens de l’orientation, je dois avouer que j’ai pensé que cette question était trop grande pour moi. Mais il était trop tard, mon esprit était déjà en route et tentait de recourber le planisphère qui s’était spontanément présenté à lui pour tenter de visualiser une région qui pourrait correspondre. Intuitivement, peut-être en raison de vielles connaissances perdues de vue, je pensais à l’océan indien, pourquoi pas l’Australie. Je m’imaginais, à cette seconde, une autre comme moi, sentant confusément un appel, s’arrêtant un instant pour regarder le sol, et m’imaginer en retour. Je la pensais frôlée par des piétons pressés, contrariés par cet arrêt brutal dans leur marche vers telle ou telle activité qui ne pouvait pas attendre. Puis je m’amusais de mon égocentrisme qui en faisait une citadine me ressemblant, alors qu’elle ou encore il, pouvait vivre à flanc de montage, quelque part dans le désert ou encore dans le Bush. Enfin, je réalisais que le décalage horaire rendait ces scénarios plus qu’improbables, et que ces autres quelques soient leurs lieux d’existence, se contentaient au mieux de me rêver, profitant d’une agréable nuit étoilée, ou non.

Vous rigolerez si vous voulez, mais j’ai vérifié. J’ai même été étonnée de pouvoir le faire avec une très grande précision, grâce à des personnes qui ayant réfléchi à cette question bien avant moi ont eu l’idée de créer un outil très utile qui permet en quelques secondes d’obtenir la réponse. Et il se trouve que je n’étais pas si loin, à ceci près que mon antipode tombe à quelques kilomètres au sud-est de l’Australie, en plein océan, au large des côtes de la Nouvelle-Zélande. J’avoue être très déconcertée, mais que d’une certaine façon, penser à cet autre qui devient ainsi cachalot parcourant un océan dont j’ignore tout, ouvre des perspectives qui m’inspirent une certaine humilité.

La cacophonie

d’après les mots poulpe – nez – mince – poivre -pot, obtenus d’un générateur aléatoire de mots sur internet, teintés de deux anecdotes d’éternuement et d’aboiement

J’imagine que comme moi, vous avez déjà entendu toutes sortes d’histoires ahurissantes. Il est même possible que nous en connaissions certaines qui se ressemblent beaucoup. Cependant, comme c’est la première fois que je vis une telle aventure, je ne résiste pas au plaisir de vous la raconter.

Rien d’extraordinaire ce jour-là, un ciel bleu, pas plus pas moins que celui des jours précédents. Quelques nuages peut-être, de-ci de-là, laissaient entrevoir un changement imminent de temps, mais rien d’alarmant. Non, vraiment, rien de particulier. Si, tout de même, sans que cela ait une influence directe sur ce qui va suivre, je dois préciser que nous avions mangé du poulpe le midi, ce qui n’était jamais arrivé auparavant et que j’ai d’ailleurs trouvé très désagréable. Toutes ces petites ventouses alignées le long des tentacules qui s’agrippent aux papilles gustatives dans le furieux espoir d’en réchapper, quelle affreuse expérience ! Si j’avais été plus attentive, ça m’aurait mis la puce à l’oreille.

Oui, j’aurais dû me méfier. Au lieu de cela, je suis sortie sans prendre garde, pour parcourir les rues jusqu’au parc. J’errais, le nez au vent, sans me soucier de rien, quand un affreux aboiement est soudain venu me tirer de ma rêverie. Surprise par ce manque de savoir vivre, je me suis tournée dans tous les sens à la recherche du responsable. Vous me croirez si vous voulez, car je suis d’accord avec vous, ça n’arrive jamais, je n’ai pas vu un chien, pas un seul, pas même un tout petit minus riquiqui chien-chien aux alentours. Intriguée, je n’ai pas voulu en démordre. J’ai continué mon tour d’horizon, disons plutôt mes tours d’horizon. Sans aucun doute, ils auraient fini par me donner le tournis si je n’avais pas été arrêtée par cette vision saisissante d’une grande femme sans âge soulevant ses longs doigts minces pour les placer devant sa bouche au moment d’éternuer, vous l’aurez deviné : un aboiement.

Vous n’imaginez pas à quel point cela a été perturbant. Pourtant, après trois aboiements supplémentaires, la plaisanterie a cessé comme elle avait commencé. Je n’ai donc pas voulu trop m’en faire. J’avais finalement une sorte d’explication dont je pouvais me satisfaire. Seulement, une question m’empêchait de reprendre ma promenade en oubliant cet étrange événement. Je me demandais si cette femme aux cheveux poivre et sel parlait chien, comme elle éternuait chien, ou si elle ne faisait qu’éternuer chien et continuait à parler humain. Comme je voulais en avoir le cœur net, je me suis approchée d’elle d’un pas décidé, cherchant une question anodine mais pertinente à lui poser de manière à obtenir ma réponse. C’est à ce moment, tenez-vous bien, qu’un chien, un énorme chien est entré dans le parc en se précipitant vers la femme. Il s’est arrêté net à ses pieds, a posé sur sa chaussure la balle qu’il tenait dans la gueule et l’a regardée d’un air idiot en aboyant, vous n’allez pas me croire : un coin-coin de canard.

Je dois avouer que ça en a été trop pour moi. J’ai rapidement décidé de ne pas chercher à en savoir plus de peur d’en perdre les pédales. Je me suis mise à courir sans réfléchir et c’est ce qui m’a amenée à foncer droit dans un énorme pot de faïence dans lequel ne poussait que des mauvaises herbes. Quand il m’a répondu « de rien » alors que je m’excusais distraitement de l’avoir dérangé, j’ai paniqué. J’ai repris ma course dans un grand désordre et c’est avec soulagement que j’ai claqué la porte de la maison derrière moi, accueillie par le ronronnement rassurant d’Aradon, le chat de la famille.

Comme une baleine dans le pied

Je ne me souviens pas de ce qui me pousse à me pencher par la fenêtre du quatorzième étage. Il n’y a peut-être aucune raison particulière si ce n’est le besoin de prendre un peu l’air. Après coup, on pourrait pourtant imaginer que ce sont ces sortes d’échos de sonar si caractéristiques qui m’ont attirée. Seulement, j’ignore si c’est possible car je ne m’y connais pas assez et dans le doute, je préfère ne pas répandre d’ineptie. Quand j’aperçois cette masse immense échouée sur le trottoir, à moins d’un mètre des poubelles, je reconnais immédiatement la baleine à bosse que j’ai vue sauter hors de l’eau quelques heures plus tôt dans une vidéo qui m’alertait, à juste titre, sur la dégradation préoccupante de l’état des océans.

Tandis que je m’inquiète de voir l’animal côtoyer des détritus éparpillés à proximité des containers, je prends conscience de ses efforts pour s’élever dans un saut désespéré. Le sol ne lui offre malheureusement pas le ressort nécessaire et le cétacé s’abat avec lourdeur sur le bitume, alors que je l’avais vu survoler les flots avec tant de grâce si peu de temps auparavant.

Cela m’amène soudain à réaliser que ma baleine à bosse n’est pas du tout dans son élément et qu’elle risque d’en mourir. Sans tenir compte une seule seconde des quarantes tonnes que certains spécimens peuvent atteindre, je m’interroge sur les moyens de la secourir pour envisager sérieusement des solutions qui me permettraient de la transporter jusqu’au fleuve coulant à deux pas de là. Cela me semble une chance à saisir car c’est ce que l’on pourrait appeler une autoroute pour l’océan. Le seul point qui m’arrête concernant ce plan, c’est un doute colossal sur les chances de survie en eau douce d’une baleine. Oui, on est parfois aveuglé par des questions accessoires.

Je dois avouer que ça me navre, mais quand je rentre la tête dans l’appartement, je me sens soulagée. Loin des yeux, loin du cœur, je dois être forte et reprendre le cours de mon existence. Il est trop tard, que voulez-vous ?, comme dit mon oncle. Seulement, vous êtes comme moi, vous n’êtes pas dupes, n’est-ce pas ? Vous l’entendez.