Quand il s’agit d’agir

d’après les mots : critiquer – conseil – froid – bœuf – graffiti, obtenus aléatoirement

Juliette remonte la rue en rasant les murs. Elle s’immobilise à l’angle du boulevard, et passe furtivement la tête au-delà de la vitrine de la boulangerie pour vérifier qu’il est désert. Au milieu de la nuit, les lampadaires s’échinent à éclairer des trottoirs inutiles. La jeune fille fait quelques pas dans la lumière avant de se raidir nerveusement, tandis qu’une portière, une porte, ou bien une fenêtre claque au loin. Les mains crispées sur les bretelles de son sac à dos pour se donner du courage, elle reprend sa progression, à l’affût des signes qui trahiraient une présence alentours.

Elle sait que rien ne l’oblige à aller au bout, mais incapable de faire taire son orgueil, Juliette préférerait mourir plutôt que de renoncer. Sacha et Pénélope s’en donneraient à coeur joie. Tu vois, c’est exactement ce qu’on dit. Tu es toujours la première à critiquer, mais quand il s’agit d’agir, il n’y a plus personne. Il est hors de question de leur donner raison, surtout après l’esclandre qu’elle avait fait, leur assurant qu’elle n’avait pas peur de se salir les mains. Elle ne s’était pas imaginé qu’ils la prendraient au mot, mais avait compté, comme d’habitude, sur leur capacité à oublier chaque dispute, que la suivante balaye aussi rapidement que les heures passent. Quand ils avaient convoqué un conseil, elle avait compris qu’elle s’était piégée elle-même.

Dépassant une épicerie dont le rideau de fer n’est qu’à moitié tiré, Juliette accélère le pas. Elle traverse le boulevard, pour s’engager dans une rue perpendiculaire. Elle court presque à présent. Qu’on en finisse, une bonne fois pour toutes. Cette nouvelle assurance la surprend, alors qu’elle rejoint l’impasse qui longe l’arrière de la préfecture. Tête baissée sous sa capuche, elle longe la façade, jusqu’à atteindre une entrée de service. Déterminée, elle jette son sac à dos sur le sol pour en tirer son matériel.

Le vote avait été sans surprise, à deux contre un, le conseil avait conclu que Juliette devait prouver son engagement par un acte fort. Il n’avait pas fallu plus de deux minutes à ses deux amis pour lui concocter un défi qu’elle ne pouvait pas refuser de relever sans perdre la face. Juliette avait ri, par principe, dénigrant la banalité d’un tel geste. Mais à présent qu’elle tient le pochoir dans une main et la bombe de peinture dans l’autre, regardant à droite puis à gauche pour s’assurer que personne ne vient dans sa direction, elle ne se sent plus tant à son aise, l’estomac noué par la peur d’être surprise. Alors qu’elle plaque son pochoir sur la porte, Juliette est prise d’une panique qu’elle ne s’explique pas. Malgré le froid, elle sue à grosses gouttes. Comme un bœuf, entend-elle Pénélope ricaner dans son oreille. Une poule mouillée, lui répond Sacha en écho. Elle secoue la tête pour dissiper son malaise et se concentre sur la bombe aérosol qu’elle manipule maladroitement. Alors que la peinture se répand, en un grand aplat rouge, Juliette éprouve soudain une excitation nouvelle. Oubliant de se préoccuper de ce qui l’entoure, elle est absorbée par sa tâche, curieuse d’en voir le résultat, fière, déjà, de la tête que feront ses amis qui le découvriront le lendemain matin. Quand elle a couvert l’ensemble du pochoir, elle pose la bombe au sol et le retire avec précaution. Se dessine alors, sous ses yeux rieurs, son premier graffiti. Elle le déchiffre, satisfaite : Penser Résister Manifester.

Tragédie, non merci

Quoi ? Ma mère ne m’aime plus ? Mon père me déteste au plus haut point, tandis que mes frères, effondrés, ne me supportent qu’à peine ? Et ma sœur, elle, se bouche le nez de dégoût quand elle me voit arriver ? Je serais, du jour au lendemain, devenue ce personnage immonde, déchu de son piédestal ? Alors là, très peu pour moi, je ne te laisserai pas faire. Tu ne me feras pas croire que j’ai mérité que tu me couvres de boue des pieds à la tête, me laissant tout juste les narines à l’air pour que je ne m’étouffe pas. Non, sans façon, je te rends le compliment et je reprends la route.

Les tours de bras

À grands tours de bras, je m’agite en tous sens. Colmater les brèches, panser les interstices, consolider les maigres fondations qui vacillent sans même que la terre tremble. Je m’applique à tel point, que je ne te vois pas, jeter ta pelle par-dessus ton épaule et glisser les mains dans tes poches, nonchalamment. Je sens peut-être, l’odeur de roussi quand tu craques une allumette contre le grattoir de la boîte que tu en as tiré. Je me retourne certainement, curieuse. Je dois bien admettre que j’ai à peine le temps d’envisager de me jeter sur toi pour t’en empêcher, que tu as déjà, d’une pichenette, lâché la flamme sur ce qui restait de nous. J’hésite alors, tétanisée par je ne sais quel effroi. Je pourrais, oui, me lancer sur le brasier dans l’espoir vainc de l’étouffer. Ou bien sans doute, ce serait une idée, t’attraper par les épaules et te secouer sans fin, pour que tu reviennes à toi, pour que tu me reviennes. Je pourrais, encore et indéfiniment, tenter ici, essayer là. J’hésite encore, et je reste là, retenue par nos bras ballants, qui ont perdu l’élan d’autrefois.

A cœur battant

Il s’avance vers moi lentement, un sourire grave dans les yeux que je ne lui connais pas. Il m’inquiète, oui, mais je ne m’en fais pas. Je le laisse venir, persuadée que l’expression de son visage va s’adoucir à mesure qu’il approche, que ses bras vont s’ouvrir afin de m’accueillir et m’attirer contre lui. Tendrement, évidemment. Je crois encore qu’il me laissera le loisir d’écouter son cœur battre dans sa poitrine, me reposer à son rythme si familier, dont je connais le moindre hoquet, et que je reconnaîtrais entre mille. Rien ne laisse présager qu’au moment d’arriver à ma hauteur, il va tendre le bras vers mon sein pour y plonger la main, transperçant la chair à la façon d’un couteau qui s’enfonce dans une motte de beurre ramolli. La douleur est vertigineuse. Je voudrais fermer les yeux pour tout oublier et les rouvrir aussitôt loin de lui, mais je n’y parviens pas. Je reste captive de ses gestes. Je le vois, retirer sa main ensanglantée de mon corps, sur laquelle gît mon cœur encore chaud. Je le vois, le serrer entre ses doigts pour étouffer ses derniers soubresauts. Je le vois, passer du sourire aux larmes. Il se tient là, devant moi, mon cœur dans la main, indécis. Soudain, il ne pleure plus. Il replie son bras jusque derrière sa tête, comme le ferait un athlète avec un poids qu’il s’apprête à lancer. Puis d’un geste rapide et précis, il jette l’organe exsangue aussi loin que ses forces le lui permettent. Satisfait, il laisse son bras retomber lourdement. La douleur est infinie. Je crie, infiniment.

Sans doute, il me faudra du temps. Oui, sans doute. Du temps. Mais je ferai taire un jour ces hurlements devenus plainte blême, pour m’en aller jusqu’à ce loin, récupérer mon cœur parmi les orties dans lesquels il aura atterri.

Les éphémères

voici deux textes initiés par une liste de mots proposée par Carine Gréaud en lien avec le Printemps des poètes

Une vie ailleurs
d’après les mots murmure – foudre – imaginaire – insaisissable – énigm(atique)

Alors qu’elle ouvre au hasard un livre, après l’avoir tiré de son sac, Marina fait un pas en arrière pour s’adosser au fond de l’aubette de bus. Elle relève ses lunettes de piscine sur son front, plissant les yeux pour déchiffrer péniblement les premiers mots d’un chapitre. La jeune fille, déçue par la banalité des quelques phrases dont elle est finalement venue à bout, tourne les pages à la recherche d’un mot, d’une idée, qui pourrait retenir son attention rien qu’un instant. Mais, incapable de faire taire le murmure lancinant qui accapare son esprit, elle referme le livre brutalement avant de l’enfoncer dans sa poche sans ménagement, tordant la couverture en deux. Ne sois pas stupide, Marina. Ne sois pas stupide, ne sois pas stupide, répète de plus en plus vite la petite voix tapie dans un recoin de sa tête.

Furieuse de ne pas pouvoir la contenir, l’adolescente fronce les sourcils quand le bus s’arrête devant elle en faisant crisser ses roues contre le rebord du trottoir. Rabattant ses lunettes de piscine sur ses yeux, Marina s’approche de la porte qui s’ouvre dans un bruit de soufflets. Brusquement, alors que la conductrice la dévisage avec curiosité, Marina comprend que rien n’y changera jamais rien. Chaque regard qui se posera sur elle aura la même couleur ahurie, chaque esprit qui se penchera sur son cas en viendra à la même conclusion : cette fille est particulière. En un battement de cil, elle voit sa vie défiler sous ses yeux, ponctuée d’une litanie d’adjectifs de moins en moins glorieux : particulière, spéciale, différente, fofolle, zinzin… En une fraction de seconde, tous les regards croisés au court d’une existence se détournent, les cœurs se ferment, l’horizon se bouche. Toute une vie pareille, en un clin d’œil. La douleur qu’elle ressent alors est aussi fulgurante que si elle avait été atteinte par la foudre, traversée de part en part par un éclair. Son cœur est prêt à éclater quand la conductrice se décide à actionner la manette pour refermer les portes derrière la jeune fille. Se sentant prise au piège, Marina cède à la panique et se cogne contre les battants prêts à se refermer sur elle, tandis qu’elle quitte le bus à reculons. Le système de sécurité se déclenche quand elle se retourne, pour la laisser s’échapper en courant. Faudrait savoir ce qu’on veut, crie un homme du fond du bus.

Pendant qu’elle court à en perdre haleine le long du trottoir, Marina veut se persuader que si elle atteint sa maison sans s’arrêter, tout sera différent, changé. Finies les vies imaginaires, terminée la petite voix exaspérante, les regards méchants. Marina court, et se sent en vie pour la première fois depuis longtemps. Ses poumons la brûlent, mais peu importe, elle est en vie et elle aime cette sensation. Seulement, quand elle arrive enfin à la hauteur de sa rue, elle doit ralentir, jusqu’à s’arrêter devant le spectacle déroutant qui s’offre à elle. Les immeubles, ensevelis sous une épaisse couche de brouillard, ne sont plus que de vagues silhouettes s’élevant là où ils s’étaient dressés jusqu’à présent. Effrayée, l’adolescente fait un pas en arrière et manque de tomber à la renverse, le pied dans le vide.

Décidez-vous, mademoiselle, répète la conductrice du bus alors que Marina la dévisage d’un regard insaisissable derrière ses lunettes de piscine qu’elle réajuste nerveusement après avoir esquissé un sourire énigmatique. D’un mouvement rapide et sûr, la jeune fille valide son trajet avec sa carte de transport puis traverse le véhicule pour s’installer sur l’un des sièges du fond. Marina sort le livre resté enfoncé dans sa poche et se perd dans l’exploration de l’illustration de couverture, à nouveau indifférente au monde qui l’entoure.

Peau de chagrin
d’après les mots: murmure – foudre – imaginaire – insaisissable – impensé

Faudrait-il qu’au passage du temps, les trains s’arrêtent, pour que penchée à leurs fenêtres, une foule impossible à dénombrer laisse s’échapper dans un murmure, les questions insondables qui lui serrent la poitrine. D’où vient-il? Que cherche-t-il? Pourquoi nous fuir ?

La foudre transpercerait alors l’obscurité, laissant entrevoir des lambeaux de vérité éculés. Peau de chagrin pour des troupes en déroute. Faudrait-il ensuite forcer les trains à repartir à toute allure, quitte à les lancer vers des paysages imaginaires ? La foule, blottie sous les sièges, marmonnant des incantations insaisissables, ni verrait plus que du feu.

Ou bien, bercé par le roulis des trains, suffirait-il de se laisser porter sans se débattre, vers ces territoires impensés, au risque de ne jamais revenir. Voyageur sans but, s’émerveillant de tout.

Comment savoir?

Les temps changent

Depuis quelques semaines, les coupures devenaient de plus en plus fréquentes. Cela n’avait rien d’étonnant, les annonces à ce sujet s’étaient multipliées, on ne pouvait que s’y attendre. Pourtant, elle avait été surprise par la dernière interruption brutale qui n’avait été signalée par aucune alerte. Les sirènes étaient restées étrangement muettes, alors que le gouvernement s’était formellement engagé à borner chaque section de courant, comme on nommait à présent ces courtes périodes où chacun se pressait d’utiliser l’unique appareil électrique qu’il avait choisi de conserver, machine à laver, four, tablette. Il était tentant de stocker un panel de machines dissimulées au fond d’un placard afin de les échanger à chaque section, mais faire face aux contrôles de vérification de la stricte application de la directive demandait un sang froid que tout le monde ne possédait pas. Tenir tête aux inspecteurs en arguant d’une erreur dans l’enregistrement de la déclaration était risqué, et utiliser un faux exposait à des amendes dont le montant prohibitif restait dissuasif. D’autant qu’une double peine était à craindre, les fraudes étant extrêmement mal vues par une majorité de l’opinion.

Avant même l’entrée en vigueur de l’arrêté, une multitude de groupes s’étaient créés autour de salles communes à l’échelle soit d’un immeuble, soit d’un quartier, voire d’un village entier afin de partager les avantages de chaque appareil. Il existait d’ailleurs à travers le pays de nombreux postes de gérant de salle électrique, ou de salle des machines, selon les différents noms qui circulaient. Gérer les plannings d’utilisation et anticiper les coupures pour ne pas endommager le matériel impliquaient des responsabilités pénibles mais nécessaires.

Préoccupée par des tournures de phrases trop complexes pour le type de document qu’elle avait à élaborer, elle n’avait pas effectué de sauvegardes suffisamment régulières pour ne pas perdre la quasi totalité des deux heures de travail que lui avait laissé la dernière section de courant. Livide, elle fixait l’écran devenu noir en une fraction de seconde, avalant des modifications essentielles dans un néant désormais inaccessible pour de longues heures. Pourtant, la règle qu’elle s’était fixée était claire, ne jamais refaire, quelles qu’en soient les conséquences. Elle ne se pardonnerait jamais un tel gaspillage. Elle devrait donc faire un choix dès qu’elle aurait imprimé une copie à la reprise du flux, soit en accepter les imperfections, soit entreprendre des corrections à la main.

Se levant lentement pour parcourir dans l’obscurité les quelques pas qui la séparaient de la fenêtre, elle laissa la lassitude s’emparer d’elle. Se donner tant de mal pour un rapport qui serait survolé par une poignée de dirigeants, alors que ses conclusions désastreuses méritaient l’attention de tous, avait-il encore un sens ? L’horizon chargé de nuages plus noirs encore que le ciel dont on les distinguait à peine, lui confirma qu’une nouvelle tempête approchait, expliquant cette coupure inopinée. Elle eut un frisson. Comment se pouvait-il qu’on en soit arrivé là ?

Les bassines

Alors que la lumière qui danse à travers la vitre ne semble pas vouloir faiblir, j’agite lentement la brosse sur mes dents, penchée sur le lavabo de la salle de bain en évitant soigneusement mon reflet dans le miroir. Peu importe la taille de la pièce, peu importe la taille de l’appartement dans lequel elle se trouve, peu importe qu’il soit grand ou petit, que j’en sois propriétaire ou locataire. Il suffit de savoir qu’il est en béton. Des murs lisses et épais. Peinture blanche. Perché au dernier étage d’un immeuble qui s’étire nonchalamment vers le ciel, en surplombant ses voisins de quelques mètres, laissant la vue dégagée sur la majeure partie des toits de la ville. Vivre en hauteur me convient mieux, pourtant rien dans ce moment ne serait différent si j’habitais le rez-de-chaussée.

Il fait une chaleur étouffante et mes pieds brûlants supportent mal le contact du linoléum. Tandis que je me rince la bouche, l’image de ma grand-mère, assise à l’ombre d’un vieux chêne me revient en mémoire. Ses pieds trempent dans l’eau salée débordant d’une bassine délavée, pour éclabousser le sable couvrant les abords de sa maison de bord de mer. Elle se penche sur ses chevilles, qu’elle asperge de temps à autre, retenant la serviette de toilette jetée sur son épaule.

Je la vois, et soudain, je m’imagine sortant d’une maison basse, pieds nus dans le sable, ou l’herbe, peu importe, des tongs et une serviette coincées sous le bras, une bassine à la main remplie d’eau fraîche dans laquelle je pourrai dans un instant glisser mes orteils, satisfaite de ce rituel.

Je repose la brosse à dents dans un verre et quitte la salle de bain. Prête à me résigner, remplaçant le sable par le faux parquet en plastique et l’ombre d’un arbre par les volets tirés à demi sur le canapé du salon, renonçant au souffle d’une brise même chargée de chaleur, je réalise qu’aucune des bassines, qu’aucun seau à ma disposition ne sont suffisamment grands pour contenir mes pieds sans que je sois obligée de les contorsionner, me retrouvant dans une position particulièrement inconfortable. Alors, je revois ma grand-mère avec sur les lèvres ce même sourire qu’elle offrait à chaque photographie. Et soudain, je me demande ce que sont devenues ses bassines.

Ici, s’ouvre la version jeunesse des Sorties de cadres, textes portés par les contraintes d’écriture que vous pouvez m’adresser par mail, à l’adresse: mb@traitpourtrait.org, en indiquant votre prénom et votre nom.

Je vous propose de choisir un des trois types de contraintes qui suivent :
– vous m’envoyez une première phrase par laquelle je devrai débuter le texte, et une seconde par laquelle je serai tenue de le terminer.
ou
– vous me donnez 5 mots, que je devrai placer, dans l’ordre, au fil du récit.
ou
– vous me proposez deux prénoms et une situation de départ (exemple: Julie et Adèle sont dans un bateau, perdues au large)

Les versions imprimables se trouvent sur la page !Impression à la maison¡

La brouille

d’après les mots chaise – singe – ordinateur – pain -vendeur, obtenus d’un générateur aléatoire de mots sur internet

Jamais un repas ne m’a semblé si long. Si on excepte bien sûr, ceux des dimanches de fêtes qui s’étirent parfois à grands coups de fourchettes, et laissent à peine le temps de dire ouf, qu’il faut déjà se remettre à table le soir venu. Ceux-là, je les mets à part. L’ambiance dans la cuisine est d’une lourdeur que je peine à qualifier. Mes frères sont fâchés depuis deux jours et refusent non seulement de s’adresser la parole, mais également d’alimenter les conversations que mes parents s’efforcent vainement d’engager sans parvenir à en entretenir aucune. Nous ignorons l’objet de leur désaccord, mais il doit être d’une extraordinaire gravité car jusqu’à aujourd’hui, aucune brouille entre eux n’a jamais duré plus de quelques heures. Alors que mes parents abandonnent la partie, et nous laissent plongés dans un silence lugubre, je tente de me concentrer sur le contenu de mon assiette. Seulement, je ne tiens pas en place sur ma chaise. Je me porte donc volontaire pour aider au moindre changement de plat et je me lève remplir la carafe dès que l’occasion se présente. Je parviens également à prétexter des difficultés à couper un morceau de fromage pour aller changer de couteau.

Pourtant, ces quelques diversions ne suffisent pas. Je trépigne. Je m’affale d’un côté de mon siège, puis de l’autre, avant de me soulever pour attraper le beurre dont je n’ai pas vraiment besoin. Je me réinstalle alors à califourchon quand mon attention est attirée par la chienne Vénus qui traverse la pièce en trainant la patte. Je me penche vers elle pour lui faire de grands signes qu’elle ignore en tournant la tête nonchalamment vers sa gamelle. J’insiste cependant en l’interpellant à voix basse tout en claquant des doigts le plus discrètement possible.

C’est alors que la voix de ma mère s’élève et qu’elle me lance, sans même me regarder :
Arrête de faire le singe, tu m’épuises. Si tu continues comme ça, tu seras privée d’ordinateur jusqu’à la fin de la semaine.

Le mouvement d’ensemble auquel j’assiste alors me semble se dérouler au ralenti. Les visages de mon père et de mes frères se tournent vers elle avec une synchronisation quasi parfaite, pour se figer tout à coup dans la même expression hébétée, marquant leur incompréhension.

Ma mère nous dévisage les uns après les autres, puis elle attrape une tranche de pain qu’elle déchire en deux, en haussant les épaules. Mes frères se regardent sans animosité pour la première fois depuis la veille, avant de me faire un signe de tête qui se veut rassurant. Tandis que mon père se lève pour débarrasser le plateau de fromages, ils s’empressent de courir vers l’arrière-cuisine pour tirer du frigo un choix démesuré de yaourts. Dès qu’ils quittent le réduit, leurs chuchotements cessent. En se rasseyant, ils se raclent la gorge l’un et l’autre avant que Malo, tout en ouvrant son pot de crème au chocolat, ne s’exclame avec un enthousiasme forcé :
Je vous ai raconté la tête qu’a fait le vendeur quand on lui a demandé s’il avait déjà goûté à ces horribles nuggets surgelés dont il fait la promotion ?

Soulagée par cette diversion, je m’installe bien droite sur ma chaise, prête à suivre sans bouger le récit de l’anecdote que mes frères vont agrémenter de grimaces, d’onomatopées et de gesticulations qui m’arracheront sans aucun doute des rires bienvenus. Me sentant observée, je croise le regard de ma mère. Le clin d’oeil qu’elle m’adresse me laisse entrevoir le rôle qu’elle m’a fait jouer dans son stratagème et j’ai la certitude que nous lui devons ce revirement de situation.

Un poulet de retard

(d’après des libertés prises par le correcteur automatique du téléphone de Cécile Avranche)

Quand je lis sur l’écran, Maurice, on va avoir un poulet de retard, mon premier réflexe est de penser que ce message ne m’est pas adressé. La réplique, digne d’un vieux polar, m’intrigue cependant, venant de cet expéditeur en particulier. Nous sommes suffisamment intimes pour que je sois persuadée qu’il n’est assez proche d’aucun Maurice pour s’adresser à lui dans des termes si familiers, voire énigmatiques. Cédant alors à une impulsion, je tape en réponse sur le clavier, Quel dommage Jacqueline, moi qui avais deux dindons d’avance, doublant un point d’exclamation de points de suspension en grand nombre.

Amusée par ce soudain élan, je ne peux cependant pas me laisser distraire plus longtemps. Je me plonge sans tarder dans la lecture du dossier que je venais à peine d’ouvrir au moment où mon téléphone s’était mis à vibrer bruyamment contre ma tasse de café. Seulement, au bout de quelques paragraphes, je dois me résoudre à admettre que les mots qui s’alignent sur la page ne font aucun sens. Je feuillette alors le dossier, piochant çà et là une phrase au hasard dans l’espoir d’en trouver une un tant soit peu cohérente. Malheureusement, rien à faire. Alors même que la grammaire est respectée, les verbes s’accordant avec les sujets, les propositions s’enchaînant à grand renfort de conjonctions, les mots semblent posés les uns à la suite des autres sans délivrer de message intelligible. Prise d’un début de panique, je rabats violemment la couverture sur le dossier avant de le repousser jusqu’au bord de mon bureau. C’est alors que le titre m’apparaît soudain comme une suite de chiffres et de symboles alambiqués. Les mains moites et tremblantes, j’ouvre à nouveau le document pour constater que les pages sont à présent couvertes d’une succession de tirets et de points serrés, rappelant le morse, code pour lequel je n’ai aucune clé de déchiffrage. Il n’en faut pas plus pour que je perde mon sang-froid. Terrifiée, je quitte mon bureau après avoir renversé mon siège sur le sol, sans prendre le temps d’attraper quoi que ce soit, pas même mon téléphone, surtout pas mon téléphone dont les vibrations reprennent alors que je passe la porte. Il est possible que je bouscule un collègue ou deux en me précipitant dans le couloir, mais je ne saurais en être certaine. Comme j’aperçois une femme, que je ne reconnais pas, postée bien droite devant l’ascenseur, je décide de prendre les escaliers. Quand essoufflée, après avoir dévalé cinq étages en courant, je lève la tête sur le bloc lumineux qui surplombe la porte pour y déchiffrer incrédule Sortie de secours, je suis prise d’un terrible doute. Je décide alors, pour un temps au moins, de m’asseoir sur une marche, en gardant les yeux rivés sur ce message au sens duquel je peux me raccrocher. Dans quel espoir ? Je n’en ai pas la moindre idée.