
Retour à la terre


par Maud Biron

Tous les jours, on se réveille dans ce monde qui va de travers. Sachant ça, parce qu’il est impossible de l’ignorer, on se lève et on fait tout pour avancer le plus droit possible. Alors ça ne va pas sans mal, on butte forcément sur une aberration, une injustice, voire un crime. Il arrive souvent que l’on se blesse, parfois ce n’est qu’une égratignure mais ça peut quelquefois s’avérer bien pire.
Et pourtant on repart, les lèvres pincées, se disant que rien ne va plus. Puis on secoue la tête, et revenu de tout, on se penche pour regarder pousser les fleurs, parce que c’est d’une infinie poésie, parce que dans une tige et cinq pétales se nichent les mystères de l’univers. On n’est pas dupe, loin de là, mais comme il faut bien vivre, on se console comme on peut.
Et on pourrait y croire, on voudrait y croire jusqu’à ce que cet imbécile, peu importe lequel, il y en a toujours un, vienne tout piétiner parce que c’est la faute des fleurs, la faute des autres et no futur, il y a que moi qui dit qui est. Et alors quoi? On serait tenté par une sortie de route, traverser sans regarder pour aller lui dire, droit dans le nez ce que l’on pense de lui. Laisser monter le ton, pour une fois. Vouloir lui crever les yeux, pourquoi pas? Avant de se rendre compte que même si on l’a pris le pied sur les pâquerettes, tout ne peut pas être sa faute. Mais alors quoi ? Qui tire les ficelles ? Lui ou elle, toi, moi, nous? Et eux, alors ?
Là, on respire un grand coup et on se dit qu’on n’a pas les épaules assez larges. Ça non, il ne manquerait plus que l’on soit les dindons de la farce. Mais quand même, on n’a pas l’esprit tranquille pour autant et on sent qu’il reste un petit doute bien accroché au fond du crâne. Est-ce qu’à force de marcher si droit, on ne serait pas passé à côté de quelque chose ? Alors on hésite, on retourne ça dans tous les sens et on se dit qu’il faudrait sûrement prendre le temps de regarder en arrière pour chercher ce qu’on a raté en chemin. Ces on ne sait quoi, qui ont tout mis à l’envers.

Alors qu’elle lève la main vers la plus haute rangée de l’étagère, Jane sent une profonde lassitude s’emparer d’elle. Ses doigts courent pourtant sur les tranches des cahiers, guidés par l’habitude. Mars, avril… Ah, le voilà. Juin : relevé des attitudes. Jane tire le cahier bleu à elle pour le poser sur la table du salon. Après l’avoir ouvert, elle note d’une écriture fine et régulière :
Mercredi 3 février
Anecdote, ligne 7 entre Égalité et Ville au bois, 17h35. Un jeune homme me bouscule au moment d’entrer dans le bus. Je l’arrête pour l’empêcher de poursuivre son chemin comme si de rien n’était. Il me toise et retirant son écouteur de l’oreille me gratifie d’un « quoi ? » excédé. Là, je ne sais pas ce qui me prend, au lieu de lui expliquer simplement ce que je lui reproche, je l’informe très aimablement qu’il a une tache dans le dos. Je suggère qu’il s’est appuyé contre un mur fraîchement repeint. Je le laisse là, se contorsionnant pour tenter de vérifier l’étendue des prétendus dégâts.
Jane relit ces quelques phrases, perplexe, avant de tracer un court trait horizontal au milieu de la page. Puis elle inscrit rapidement :
Insultes diverses
11 « tu, il(s), elle(s), ça, me casse(s, nt) les couilles »
5 « enculé »
13 « fils de pute »
9 « ta mère » dans diverses situations
Troublée à nouveau par l’acharnement dont sont victimes les mères et les sœurs, Jane referme le cahier bleu d’un geste agacé. Après l’avoir replacé, elle s’empare du rouge pour y inscrire le compte des emballages abandonnés qu’elle a remarqués au cours de la journée. Elle les classe par grandes catégories, carton, papier, métal, détritus alimentaires… Renonçant à compléter les graphiques de la semaine, Jane se lève pour ouvrir la fenêtre et respirer l’air frais. Elle consulte alors sa montre et réalise que l’heure des informations approche. Se rasseyant, elle repousse de la main le cahier rouge et attrape précipitamment une feuille de brouillon avant d’allumer son poste de radio. Quand la voix du journaliste résonne dans la pièce, elle écrit sous la dictée :
1 ministre interpellé pour malversations
5 avions de combat vendus à l’étranger
1,6 milliard de m3 de déchets nucléaires entreposés ou stockés sur 950 sites en France
Depuis quelques années, je réalise des cartes postales uniques, en dessinant directement sur des supports dont je fais imprimer le verso. Certaines de ces cartes sont distribuées via etsy.


d’après les mots: fourchette – peintre – lanterne – tambour – coffre, obtenus d’un générateur aléatoire de mots

Grami pousse les petits pois à coups de fourchette jusqu’au bord de son assiette. Alors qu’il s’applique à en faire tomber quelques-uns sur la toile cirée, il redresse la tête pour s’assurer que ses parents n’ont rien vu. Quand Belléna, sa mère, lui demande de ne pas jouer avec la nourriture, il soupire bruyamment. Comme les repas sont longs et ennuyeux depuis que la paix avec les humains a été signée et que les ogres ne mangent plus d’enfants. Finis les rôtis, les côtelettes, les petits pieds dodus passés à la broche. Les lardons et les blancs de poulet ne font pas illusion une seconde. Et comme les journées sont mornes, elles aussi. Ses parents, chasseurs célèbres dans tout le pays, ont été forcés de se reconvertir pour devenir peintres en bâtiment, tandis que lui est contraint de préparer les couleurs. Quelle tristesse !
Astor, le père de Grami, lui fait signe de finir son repas d’un mouvement de tête désabusé. Résigné, le petit ogre s’apprête à avaler une fourchetée de pois quand il aperçoit par la fenêtre la lueur d’une lanterne. Alors que l’on frappe à la porte, sa mère sursaute et manque de renverser le verre de jus de grenouilles qu’elle tient à la main. Remise de sa surprise, elle se lève pour aller ouvrir.
L’ogresse découvre alors une petite fille tout habillée de vert, encadrée par deux garçons vêtus entièrement l’un de violet, l’autre de orange. Chacun porte un grand sac sur le dos assorti à ses vêtements. Les enfants fixent Belléna, les yeux remplis d’espoir.
– Bonjour madame, nous sommes navrés de vous déranger à une heure si tardive, seulement nous sommes perdus et nous désespérons de retrouver notre chemin un jour, explique la petite fille.
– C’est vrai, confirment les deux garçons en hochant la tête avec énergie.
Un épais silence s’abat sur la pièce. Astor se lève en faisant un clin d’œil lourd de sous-entendus à son fils. Il propose alors aux petits d’entrer pour s’installer à table avec eux.
– Vous avez l’air affamants, dit-il avant de se reprendre en gloussant, affamés.
Belléna lui adresse une grimace furieuse puis pousse les enfants vers la table pendant que Grami se précipite vers le placard pour leur sortir des couverts.
Tandis que ces invités inattendus dévorent leurs assiettes en serrant les cuillères de leurs doigts potelés, l’appétit des ogres se réveille et l’on entend très distinctement leurs ventres gargouiller bruyamment. La bouche pleine, les enfants racontent qu’ils se sont égarés après une halte à quelques pas de là, sans se soucier de ces bruits étranges. Ils expliquent avec beaucoup de détails que leurs efforts pour retrouver leurs parents sont restés vains, mais qu’ils doivent absolument les rejoindre avant le lendemain soir.
– Nous appartenons à une famille de musiciens qui forment une fanfare, précise la petite fille. Nous parcourons le monde de ville en ville. Mes frères jouent du tuba, et moi du tambour. Nous allons malheureusement rater la répétition de ce soir, mais nous ne pouvons absolument pas manquer l’ouverture du Grand festival des fanfares qui débute demain.
– C’est tout à fait ça, approuvent les garçons en chœur.
– Vous ne parviendrez pas à vous orienter dans la forêt à cette heure-ci, il fait trop noir pour des étrangers. Passez la nuit ici, nous vous aiderons demain à retrouver les vôtres.
Séduit par l’évocation des instruments de musique, Grami est alarmé par la proposition de son père qui cache certainement un plan fatal pour les enfants. Il le soupçonne de… Non, c’est impensable. Dans le doute, il préfère pourtant les éloigner et il s’empresse de leur proposer de le suivre dans sa salle de jeux pour répéter leurs morceaux.
– Vous pourrez peut-être me les apprendre. Je joue de la trompette, de la clarinette, du hautbois et de tout un tas d’autres instruments.
– Avec plaisir, s’exclament les trois enfants à l’unisson.
Après quelques couacs, fausses notes et mauvais départs, un air festif s’élève dans la maison. Grami, tout en soufflant dans sa trompette, réalise que la paix n’est pas si absurde et qu’il y a vraiment du bon chez ces enfants. Emportés par le rythme de la musique, Astor et Belléna dansent au milieu du salon, en chantant à tue-tête. Les enfants qui les entendent de l’étage, doivent avouer qu’ils ont du coffre.
La nuit se perd dans ce tourbillon. Au petit matin seulement, Grami entraîne ses nouveaux amis au dehors, tandis que ses parents endormis debout l’un contre l’autre, ronflent à pleins poumons. Connaissant la forêt comme sa poche, le petit ogre guide la fratrie jusqu’au village qui accueille le Grand festival. Les retrouvailles sont incroyablement bruyantes, chaque membre de la famille entamant un morceau de sa composition pour exprimer sa joie. Au moment où Grami veut les quitter, la petite fille le retient pour lui arracher la promesse de revenir le soir même, jouer avec eux.
C’est ainsi qu’est née la première fanfare mixte, ogres-humains, qui depuis parcourt le monde de ville en ville, sans jamais rater l’ouverture du Grand festival des fanfares.
d’après les mots, alibi – infini – hutte – pluie – perles, obtenus d’un générateur aléatoire de mots trouvé sur internet
Penché à la fenêtre, il balaie distraitement du regard les devantures fermées. Le boucher vient de disparaître au coin de la rue, tandis que la garagiste attend sur le trottoir que son nouvel amoureux arrive, perché sur une improbable mobylette customisée.
A la recherche d’un alibi crédible pour échapper à un nouveau week-end chez Martin, Pierre ne parvient pas à se concentrer. Son esprit flâne d’une considération à l’autre, jusqu’à butter sur l’infinie complexité des relations humaines.
Comment se décommander au dernier moment sans les froisser ? Pourquoi, finalement, ne pas y aller ? Il les aime bien, seulement il s’imagine déjà la cohue d’enfants dévalant les escaliers aux premières heures du jour, débordant d’une énergie qu’il doute de ressentir à nouveau un jour. De familles recomposées en gardes alternées, une fois par mois, Bertille et Martin se trouvent à la tête d’une fratrie par alliance de six filles et cinq garçons. Prétextant une superstition maladive, Martin s’assure chaque fois de la présence d’au moins un invité pour qu’ils ne soient pas 13 à table. Cependant, Pierre le soupçonne de chercher en réalité des soutiens face à cette troupe facétieuse. Très régulièrement, l’invitation tombe sur lui et il l’accepte généralement avec un enthousiasme mêlé de crainte. Il est attaché à cette tribu hétéroclite et se plie volontiers à ses excès qui pourtant ne manquent jamais de l’épuiser. Cette fois, il aimerait s’épargner le tourbillon de demandes incontournables : on joue au basket ? tu peux réparer mes patins ? on monte la hutte dans le jardin ?
Pierre se tourne dans le salon puis il se dirige lentement vers la cuisine pour se servir un verre d’eau. Il se souvient de la dernière fois où les plus grands ont voulu démonter la hutte faite d’un ramassis de planches, de branches et de morceaux de tissus dépareillés, pour la reconstruire dans la salle de jeux. Il s’était débattu âprement, effrayé par l’ampleur de la tâche, seulement il avait dû admettre qu’elle prenait l’eau de toutes parts. La pluie annoncée pour le dimanche les obligeait à agir, et vite, s’ils ne voulaient pas perdre les aménagements intérieurs auxquels ils tenaient tant. Face à l’évier, ravivant l’image des enfants le couvrant de hourras au moment de sa capitulation, il abandonne une nouvelle fois. Il s’avance vers le vestibule pour enfiler sa veste, puis attrape son sac, prêt depuis des heures. Tant pis, en route pour les parties interminables de 7 familles, les origamis ratés et les ateliers de fabrication de colliers de perles.
d’après Le voyage sur la lune de Georges Méliès
