Les temps changent

Depuis quelques semaines, les coupures devenaient de plus en plus fréquentes. Cela n’avait rien d’étonnant, les annonces à ce sujet s’étaient multipliées, on ne pouvait que s’y attendre. Pourtant, elle avait été surprise par la dernière interruption brutale qui n’avait été signalée par aucune alerte. Les sirènes étaient restées étrangement muettes, alors que le gouvernement s’était formellement engagé à borner chaque section de courant, comme on nommait à présent ces courtes périodes où chacun se pressait d’utiliser l’unique appareil électrique qu’il avait choisi de conserver, machine à laver, four, tablette. Il était tentant de stocker un panel de machines dissimulées au fond d’un placard afin de les échanger à chaque section, mais faire face aux contrôles de vérification de la stricte application de la directive demandait un sang froid que tout le monde ne possédait pas. Tenir tête aux inspecteurs en arguant d’une erreur dans l’enregistrement de la déclaration était risqué, et utiliser un faux exposait à des amendes dont le montant prohibitif restait dissuasif. D’autant qu’une double peine était à craindre, les fraudes étant extrêmement mal vues par une majorité de l’opinion.

Avant même l’entrée en vigueur de l’arrêté, une multitude de groupes s’étaient créés autour de salles communes à l’échelle soit d’un immeuble, soit d’un quartier, voire d’un village entier afin de partager les avantages de chaque appareil. Il existait d’ailleurs à travers le pays de nombreux postes de gérant de salle électrique, ou de salle des machines, selon les différents noms qui circulaient. Gérer les plannings d’utilisation et anticiper les coupures pour ne pas endommager le matériel impliquaient des responsabilités pénibles mais nécessaires.

Préoccupée par des tournures de phrases trop complexes pour le type de document qu’elle avait à élaborer, elle n’avait pas effectué de sauvegardes suffisamment régulières pour ne pas perdre la quasi totalité des deux heures de travail que lui avait laissé la dernière section de courant. Livide, elle fixait l’écran devenu noir en une fraction de seconde, avalant des modifications essentielles dans un néant désormais inaccessible pour de longues heures. Pourtant, la règle qu’elle s’était fixée était claire, ne jamais refaire, quelles qu’en soient les conséquences. Elle ne se pardonnerait jamais un tel gaspillage. Elle devrait donc faire un choix dès qu’elle aurait imprimé une copie à la reprise du flux, soit en accepter les imperfections, soit entreprendre des corrections à la main.

Se levant lentement pour parcourir dans l’obscurité les quelques pas qui la séparaient de la fenêtre, elle laissa la lassitude s’emparer d’elle. Se donner tant de mal pour un rapport qui serait survolé par une poignée de dirigeants, alors que ses conclusions désastreuses méritaient l’attention de tous, avait-il encore un sens ? L’horizon chargé de nuages plus noirs encore que le ciel dont on les distinguait à peine, lui confirma qu’une nouvelle tempête approchait, expliquant cette coupure inopinée. Elle eut un frisson. Comment se pouvait-il qu’on en soit arrivé là ?

Les bassines

Alors que la lumière qui danse à travers la vitre ne semble pas vouloir faiblir, j’agite lentement la brosse sur mes dents, penchée sur le lavabo de la salle de bain en évitant soigneusement mon reflet dans le miroir. Peu importe la taille de la pièce, peu importe la taille de l’appartement dans lequel elle se trouve, peu importe qu’il soit grand ou petit, que j’en sois propriétaire ou locataire. Il suffit de savoir qu’il est en béton. Des murs lisses et épais. Peinture blanche. Perché au dernier étage d’un immeuble qui s’étire nonchalamment vers le ciel, en surplombant ses voisins de quelques mètres, laissant la vue dégagée sur la majeure partie des toits de la ville. Vivre en hauteur me convient mieux, pourtant rien dans ce moment ne serait différent si j’habitais le rez-de-chaussée.

Il fait une chaleur étouffante et mes pieds brûlants supportent mal le contact du linoléum. Tandis que je me rince la bouche, l’image de ma grand-mère, assise à l’ombre d’un vieux chêne me revient en mémoire. Ses pieds trempent dans l’eau salée débordant d’une bassine délavée, pour éclabousser le sable couvrant les abords de sa maison de bord de mer. Elle se penche sur ses chevilles, qu’elle asperge de temps à autre, retenant la serviette de toilette jetée sur son épaule.

Je la vois, et soudain, je m’imagine sortant d’une maison basse, pieds nus dans le sable, ou l’herbe, peu importe, des tongs et une serviette coincées sous le bras, une bassine à la main remplie d’eau fraîche dans laquelle je pourrai dans un instant glisser mes orteils, satisfaite de ce rituel.

Je repose la brosse à dents dans un verre et quitte la salle de bain. Prête à me résigner, remplaçant le sable par le faux parquet en plastique et l’ombre d’un arbre par les volets tirés à demi sur le canapé du salon, renonçant au souffle d’une brise même chargée de chaleur, je réalise qu’aucune des bassines, qu’aucun seau à ma disposition ne sont suffisamment grands pour contenir mes pieds sans que je sois obligée de les contorsionner, me retrouvant dans une position particulièrement inconfortable. Alors, je revois ma grand-mère avec sur les lèvres ce même sourire qu’elle offrait à chaque photographie. Et soudain, je me demande ce que sont devenues ses bassines.

Masquerade

from the random words : foot – chick- bear – screw – carrot
Pour changer un peu, le tirage de mots est en anglais. En voici la traduction: pied – poussin – ours – vis – carotte