Un poulet de retard

(d’après des libertés prises par le correcteur automatique du téléphone de Cécile Avranche)

Quand je lis sur l’écran, Maurice, on va avoir un poulet de retard, mon premier réflexe est de penser que ce message ne m’est pas adressé. La réplique, digne d’un vieux polar, m’intrigue cependant, venant de cet expéditeur en particulier. Nous sommes suffisamment intimes pour que je sois persuadée qu’il n’est assez proche d’aucun Maurice pour s’adresser à lui dans des termes si familiers, voire énigmatiques. Cédant alors à une impulsion, je tape en réponse sur le clavier, Quel dommage Jacqueline, moi qui avais deux dindons d’avance, doublant un point d’exclamation de points de suspension en grand nombre.

Amusée par ce soudain élan, je ne peux cependant pas me laisser distraire plus longtemps. Je me plonge sans tarder dans la lecture du dossier que je venais à peine d’ouvrir au moment où mon téléphone s’était mis à vibrer bruyamment contre ma tasse de café. Seulement, au bout de quelques paragraphes, je dois me résoudre à admettre que les mots qui s’alignent sur la page ne font aucun sens. Je feuillette alors le dossier, piochant çà et là une phrase au hasard dans l’espoir d’en trouver une un tant soit peu cohérente. Malheureusement, rien à faire. Alors même que la grammaire est respectée, les verbes s’accordant avec les sujets, les propositions s’enchaînant à grand renfort de conjonctions, les mots semblent posés les uns à la suite des autres sans délivrer de message intelligible. Prise d’un début de panique, je rabats violemment la couverture sur le dossier avant de le repousser jusqu’au bord de mon bureau. C’est alors que le titre m’apparaît soudain comme une suite de chiffres et de symboles alambiqués. Les mains moites et tremblantes, j’ouvre à nouveau le document pour constater que les pages sont à présent couvertes d’une succession de tirets et de points serrés, rappelant le morse, code pour lequel je n’ai aucune clé de déchiffrage. Il n’en faut pas plus pour que je perde mon sang-froid. Terrifiée, je quitte mon bureau après avoir renversé mon siège sur le sol, sans prendre le temps d’attraper quoi que ce soit, pas même mon téléphone, surtout pas mon téléphone dont les vibrations reprennent alors que je passe la porte. Il est possible que je bouscule un collègue ou deux en me précipitant dans le couloir, mais je ne saurais en être certaine. Comme j’aperçois une femme, que je ne reconnais pas, postée bien droite devant l’ascenseur, je décide de prendre les escaliers. Quand essoufflée, après avoir dévalé cinq étages en courant, je lève la tête sur le bloc lumineux qui surplombe la porte pour y déchiffrer incrédule Sortie de secours, je suis prise d’un terrible doute. Je décide alors, pour un temps au moins, de m’asseoir sur une marche, en gardant les yeux rivés sur ce message au sens duquel je peux me raccrocher. Dans quel espoir ? Je n’en ai pas la moindre idée.

Antipodes

Comme souvent, je faisais les cent pas sur le trottoir en attendant le bus. Cependant d’ordinaire, j’ai moins d’avance et brusquement ces allers-retours sur un si petit carré de bitume en sont venus à me taper sur les nerfs. Je n’ai jamais aimé attendre, c’est certain, seulement cet agacement soudain m’a semblé excessif. Je me suis alors promis d’y réfléchir, mais plus tard, ne me sentant pas en état de prendre le recul nécessaire à ce moment précis.

Pourtant, après quelques pas supplémentaires, j’ai tout de même décidé de cesser mes gesticulations et d’attendre résolument sans plus bouger, les pieds bien alignés, plantés au sol. Je ne les quittais pas des yeux quand j’ai pensé à mes orteils, collés en rangs dans mes bottes et l’image m’est apparue, comme si j’avais pu voir à travers le plastique et le tissu de mes chaussettes. Puis mon regard est allé se cogner contre le trottoir gris.

Subitement, alors que ça n’était jamais arrivé, peut-être prise dans l’élan de cette vision transperçante, je me suis surprise à me demander ce qu’il pouvait bien y avoir là, sous mes pieds, à l’autre bout de la terre. Si on la traversait sans jamais dévier, franchissant son centre et débouchant à nouveau à l’air libre de l’autre côté, aux antipodes est le mot juste, que découvrirait-on ? Qui découvrirait-on ? Comme je n’ai pas un très grand sens de l’orientation, je dois avouer que j’ai pensé que cette question était trop grande pour moi. Mais il était trop tard, mon esprit était déjà en route et tentait de recourber le planisphère qui s’était spontanément présenté à lui pour tenter de visualiser une région qui pourrait correspondre. Intuitivement, peut-être en raison de vielles connaissances perdues de vue, je pensais à l’océan indien, pourquoi pas l’Australie. Je m’imaginais, à cette seconde, une autre comme moi, sentant confusément un appel, s’arrêtant un instant pour regarder le sol, et m’imaginer en retour. Je la pensais frôlée par des piétons pressés, contrariés par cet arrêt brutal dans leur marche vers telle ou telle activité qui ne pouvait pas attendre. Puis je m’amusais de mon égocentrisme qui en faisait une citadine me ressemblant, alors qu’elle ou encore il, pouvait vivre à flanc de montage, quelque part dans le désert ou encore dans le Bush. Enfin, je réalisais que le décalage horaire rendait ces scénarios plus qu’improbables, et que ces autres quelques soient leurs lieux d’existence, se contentaient au mieux de me rêver, profitant d’une agréable nuit étoilée, ou non.

Vous rigolerez si vous voulez, mais j’ai vérifié. J’ai même été étonnée de pouvoir le faire avec une très grande précision, grâce à des personnes qui ayant réfléchi à cette question bien avant moi ont eu l’idée de créer un outil très utile qui permet en quelques secondes d’obtenir la réponse. Et il se trouve que je n’étais pas si loin, à ceci près que mon antipode tombe à quelques kilomètres au sud-est de l’Australie, en plein océan, au large des côtes de la Nouvelle-Zélande. J’avoue être très déconcertée, mais que d’une certaine façon, penser à cet autre qui devient ainsi cachalot parcourant un océan dont j’ignore tout, ouvre des perspectives qui m’inspirent une certaine humilité.

La cacophonie

d’après les mots poulpe – nez – mince – poivre -pot, obtenus d’un générateur aléatoire de mots sur internet, teintés de deux anecdotes d’éternuement et d’aboiement

J’imagine que comme moi, vous avez déjà entendu toutes sortes d’histoires ahurissantes. Il est même possible que nous en connaissions certaines qui se ressemblent beaucoup. Cependant, comme c’est la première fois que je vis une telle aventure, je ne résiste pas au plaisir de vous la raconter.

Rien d’extraordinaire ce jour-là, un ciel bleu, pas plus pas moins que celui des jours précédents. Quelques nuages peut-être, de-ci de-là, laissaient entrevoir un changement imminent de temps, mais rien d’alarmant. Non, vraiment, rien de particulier. Si, tout de même, sans que cela ait une influence directe sur ce qui va suivre, je dois préciser que nous avions mangé du poulpe le midi, ce qui n’était jamais arrivé auparavant et que j’ai d’ailleurs trouvé très désagréable. Toutes ces petites ventouses alignées le long des tentacules qui s’agrippent aux papilles gustatives dans le furieux espoir d’en réchapper, quelle affreuse expérience ! Si j’avais été plus attentive, ça m’aurait mis la puce à l’oreille.

Oui, j’aurais dû me méfier. Au lieu de cela, je suis sortie sans prendre garde, pour parcourir les rues jusqu’au parc. J’errais, le nez au vent, sans me soucier de rien, quand un affreux aboiement est soudain venu me tirer de ma rêverie. Surprise par ce manque de savoir vivre, je me suis tournée dans tous les sens à la recherche du responsable. Vous me croirez si vous voulez, car je suis d’accord avec vous, ça n’arrive jamais, je n’ai pas vu un chien, pas un seul, pas même un tout petit minus riquiqui chien-chien aux alentours. Intriguée, je n’ai pas voulu en démordre. J’ai continué mon tour d’horizon, disons plutôt mes tours d’horizon. Sans aucun doute, ils auraient fini par me donner le tournis si je n’avais pas été arrêtée par cette vision saisissante d’une grande femme sans âge soulevant ses longs doigts minces pour les placer devant sa bouche au moment d’éternuer, vous l’aurez deviné : un aboiement.

Vous n’imaginez pas à quel point cela a été perturbant. Pourtant, après trois aboiements supplémentaires, la plaisanterie a cessé comme elle avait commencé. Je n’ai donc pas voulu trop m’en faire. J’avais finalement une sorte d’explication dont je pouvais me satisfaire. Seulement, une question m’empêchait de reprendre ma promenade en oubliant cet étrange événement. Je me demandais si cette femme aux cheveux poivre et sel parlait chien, comme elle éternuait chien, ou si elle ne faisait qu’éternuer chien et continuait à parler humain. Comme je voulais en avoir le cœur net, je me suis approchée d’elle d’un pas décidé, cherchant une question anodine mais pertinente à lui poser de manière à obtenir ma réponse. C’est à ce moment, tenez-vous bien, qu’un chien, un énorme chien est entré dans le parc en se précipitant vers la femme. Il s’est arrêté net à ses pieds, a posé sur sa chaussure la balle qu’il tenait dans la gueule et l’a regardée d’un air idiot en aboyant, vous n’allez pas me croire : un coin-coin de canard.

Je dois avouer que ça en a été trop pour moi. J’ai rapidement décidé de ne pas chercher à en savoir plus de peur d’en perdre les pédales. Je me suis mise à courir sans réfléchir et c’est ce qui m’a amenée à foncer droit dans un énorme pot de faïence dans lequel ne poussait que des mauvaises herbes. Quand il m’a répondu « de rien » alors que je m’excusais distraitement de l’avoir dérangé, j’ai paniqué. J’ai repris ma course dans un grand désordre et c’est avec soulagement que j’ai claqué la porte de la maison derrière moi, accueillie par le ronronnement rassurant d’Aradon, le chat de la famille.