Prendre l’air

Sur des phrases de début et de fin, de Céline Mortier:
La banderole était toujours accrochée.
Et là, tu vas me dire que je ne fais pas beaucoup d’efforts.

La banderole était toujours accrochée. Pourtant, l’une des ficelles qui la maintenait s’était dénouée, laissant retomber l’un des pans. Sur le verso, on devinait le début d’un slogan. Elle pensait le reconnaître, pour l’avoir martelé des dizaines de fois, en battant le pavé. Ce recyclage était cocasse. Il n’avait probablement pas eu beaucoup de temps pour se retourner et elle comprenait qu’il s’était arrangé avec ce qu’il avait sous la main. Les quelques mots qu’il avait tracés, avec une application qu’elle prenait pour une marque d’attention, la laissaient perplexe. Bien-revenue à la maison. Depuis trois jours, c’était à peu près son seul horizon, cette banderole écrite noir sur blanc, suspendue à la bibliothèque, qui lui rappelait qu’elle avait tout à fait raté son départ. Elle se souvenait assez clairement des jours qui avaient précédés celui où elle s’était décidée à s’éloigner quelques temps. Elle avait eu besoin d’air, à l’évidence. Pour le reste, elle n’était traversée que d’images floues, de paroles décousues, dès qu’elle tentait de se remémorer l’accident. Elle se sentait lasse de penser à tout ce temps perdu, à l’ironie qui l’avait plongée dans un tel brouillard, alors même qu’elle cherchait à s’éclaircir les idées. Comment ce bol d’air s’était-il transformé en trou noir, elle n’en avait plus aucune idée. Elle n’avait pas su s’approprier l’histoire qui lui avait été racontée. Les événements qu’on lui avait rapportés ne trouvaient aucun écho en elle, ne laissant qu’un vide absurde. Comme elle ne parvenait pas à le combler, elle restait pétrifiée, au bord du précipice, incapable de reprendre le cours de sa vie. Ici, comme là-bas, elle attendait. Elle avait passé quelques semaines à l’hôpital. Puis, les médecins ne trouvant aucune raison de la garder, malgré son atonie, l’avaient renvoyée chez elle, chez eux. Il était venu la chercher, semblant heureux de la voir enfin sortir de cet univers cotonneux, fait de surfaces lisses qui ne parvenaient pas à accrocher le regard. Elle lui avait probablement souri, quand il lui avait tendu le bras, pour qu’elle puisse s’y accrocher. Lui, si peu bavard d’ordinaire, s’était senti obligé de prendre en charge chaque conversation, depuis le moment où elle avait rouvert les yeux. Il avait fait les questions et les réponses. Seulement ce jour-là, il ne trouvait rien à dire. Elle regardait le paysage, en remarquant qu’il avait choisi un itinéraire qui les faisait passer par des endroits qu’elle aimait particulièrement. Elle ne pouvait que noter ces mouvements qu’il faisait vers elle. Il avait soupiré longuement, avant d’ouvrir la porte de l’appartement. Il l’avait accompagnée jusqu’au salon pour l’aider à s’installer dans le canapé. Elle avait fermé les yeux. Elle avait été étonnée de l’entendre s’agiter autour d’elle. Il marmonnait, sans qu’elle sache s’il s’adressait réellement à elle. Puis, il s’était assis dans le fauteuil qui lui faisait face. Comme il lui demandait si elle l’entendait bien, elle avait dû faire un effort pour lever les paupières. Il la regardait sans colère, déçu peut-être. Il avait fixé le bout de ses chaussures, certainement pour échapper à son indifférence. Je comprends que tu traverses un moment difficile, et je ne peux même pas imaginer ce tu ressens. Justement, j’aimerais que tu me le dises. Je voudrais pouvoir t’aider, j’aimerais te faire plaisir. Mais je vois bien que je tombe systématiquement à côté. J’essaie, je t’assure, mais je ne trouve plus de sens. J’ai le sentiment qu’il n’y a plus rien que je puisse faire. Tu comprends ? A part, peut-être, te laisser tranquille ? Mais si tu ne me le confirme pas, j’aurai l’impression de t’abandonner. Je suis prêt à m’en aller, tu comprends ? Mais sans malentendu, sinon… Je vois déjà la scène. Tu es assise sur ce fichu canapé, les bras croisés. Je vais passer la porte, mais tu ne bouges pas, pas même un cil. Tu attends de ne plus voir que mon dos. Tu vas attendre ce moment où je n’y suis plus. Et là, tu vas me dire que je ne fais pas beaucoup d’efforts.

La couleur de l’écrevisse

sur les mots de Thomas Ferrari : gémir – crustacé – fustiger – aride – comète

Cette pauvre Mariette n’en finit pas de gémir. Seulement, ses larmes de crocodile me donnent la nausée. Je vois bien qu’elle souffre, mais ça ne peut pas être si terrible. Il doit y avoir autre chose. C’est vrai, ce n’est pas très beau à voir, mais quelle idée aussi. Elle aurait quand même pu s’en douter. Passer la journée, à moitié nue, sur son balcon. C’était à prévoir, elle a la peau de la couleur d’un crustacé ébouillanté. Enveloppée dans sa serviette de bain, elle ressemble à une vieille écrevisse fripée, emmêlée dans son lit de salade. Il n’est pas question que j’étale quoi que ce soit sur ce corps ratatiné, et certainement pas de l’huile d’olive. C’est un vieux remède, selon elle. Du gras, ce n’est pas une mauvaise idée dans ces circonstances, mais je préfère avoir la confirmation d’un médecin. Deux heures que je poireaute, assise à côté d’elle sur ce canapé délavé, sans pouvoir la laisser cinq minutes. Je ne sais plus comment faire. C’est la troisième fois qu’elle sonne chez moi cette semaine, sous des prétextes différents. Là, je ne peux pas lui enlever qu’il y avait une forme d’urgence, mais ça ne va pas pouvoir durer comme ça indéfiniment. Elle perd les pédales, ça ne fait aucun doute. J’ai commencé à me poser de sérieuses questions, il y a quelques semaines, quand je l’ai trouvée dans le jardin commun, à fustiger une ribambelle de chenilles processionnaires des pins, qui selon elle, lui gâchaient la vie avec leurs ragots malveillants. Elle m’avait prise à partie dès qu’elle m’avait aperçue. J’avais été saisie par sa véhémence, elle qui était si calme d’ordinaire. Elle était méconnaissable, sa bouche de travers, ses yeux révulsés. Je ne l’ai jamais retrouvée vraiment, depuis ce jour-là. Je ne suis pas certaine de ce qui l’a fait basculer. Elle m’a toujours semblé fragile et les années passant, je l’ai vu décliner. Je ne pensais pas qu’elle en arriverait là. Je ne m’y étais pas préparée et je crois que c’est pour cela, que je lui en veux. Je sens bien que mon attitude à son égard a changé. Mes paroles sont de plus en plus piquantes, mon regard sur elle est aride. Je ne sais plus qui elle est. Je ne veux pas le découvrir. J’ignore ce qui me fait le plus peur, la voir sombrer, seule, ou bien me sentir obligée de rester là, à lui tenir la main, impuissante. Je lui en veux, alors qu’elle n’y peut plus rien. Elle a toujours refusé de me parler de sa famille. Je ne connais de sa vie que des anecdotes, peuplées de personnages sans noms. J’ai toujours été intriguée par ce mystère dont elle entourait son passé, mais je n’ai jamais cherché à en savoir davantage. Seulement, je me rends compte aujourd’hui, à quel point je me trouve démunie. Je ne sais pas vers qui me tourner. Je ne vais pas tirer des plans sur la comète, mais si je ne fais rien, rien ne se passera avant qu’il ne soit trop tard. Je ne sais pas, c’est délicat. Elle a laissé les tiroirs du buffet ouverts, les trois, débordant de papiers en désordre. Comment savoir s’il y a quelqu’un à trouver, s’il le souhaite ou non, si elle le veut ou pas. Mariette ne saura probablement plus le dire. Tant pis, je vais tenter ma chance.

Flop sur Sèvres

sur une contrainte hors cadres de Chris Pellerin: un texte avec des onomatopées

Pouic, pouic… Il traverse le café désert d’un pas lent et mal assuré. Le patron se penche pour apercevoir le ciel à travers la vitrine. C’est étrange, il est d’un bleu sans nuages. Comment se fait-il que ce type soit trempé des pieds à la tête, comme s’il avait marché sous une pluie torrentielle ? Splash ! Les coudes sur le comptoir, l’homme regarde le cafetier, l’air absent.
– Je vous sers quelque chose ?
– Trois grands verres d’eau gazeuse, s’il vous plaît.
Le patron le regarde de travers, en farfouillant sous son bar.
– Je vous mets une bouteille, ça fera l’affaire.
Aaatcha !
Le type vide ses poches, qui dégoulinent d’eau, à la recherche d’un paquet de mouchoirs en papier qui se désagrègent, quand il tente maladroitement d’en extraire un.
– Vous êtes dans un bel état ! Bougez pas, je vais vous chercher un morceau d’essuie-tout.
Le patron disparaît quelques minutes dans l’arrière salle, pour en revenir avec un rouleau de papier, une pile de torchons propres et une paire de tongs. Il s’avance dans la salle pour tout déposer sur une table.
– Séchez-vous avant d’attraper la crève.
L’homme s’approche en le remerciant. Il se sèche d’abord les cheveux, puis tamponne tant bien que mal ses vêtements après avoir retiré ses chaussures, qu’il va maintenant poser à l’extérieur du bar, sur le carrelage d’une petite terrasse exposée plein sud. Clap clap clap. Il revient vers le comptoir.
– Alors, qu’est-ce qui vous est arrivé ?
L’homme hausse les épaules, en avalant d’un trait un premier verre d’eau. Il réprime une grimace, semblant avoir oublié qu’elle est gazeuse.
– Oh, une histoire bête. Je descendais la Sèvre en canoë. Vous voyez, le temps est magnifique, j’ai ce truc gonflable qu’on m’a prêté il y a 3 semaines, que je dois rendre bientôt. Ce serait dommage de ne pas… Blablabla… Enfin bref, ce matin, je me décide. Je vous passe les détails, mais ça n’a déjà pas été simple de gonfler ce truc. Donc, on descend la Sèvre, tout va bien, le paysage est superbe. Il y tout de même ce Pchiiiit, qui me soucie. Seulement, j’ai tout vérifié plusieurs fois, alors je ne vois pas d’où ça peut venir. Je fais abstraction. Pourtant, au bout d’une demi-heure, je ne suis pas dupe, je sens bien que les boudins se sont ramollis. Je commence à m’inquiéter sérieusement. Alors, on se dirige vers la berge, pour que je puisse tenter d’y remédier. Mais là, flap flap, on déloge une famille de canards. Sous le coup de la surprise, j’ai un mouvement malheureux. Je me lance en arrière, je bascule et forcément… Voilà le résultat ! Aaaatcha. Désolé…
– Ben mon vieux, c’est pas de chance. Mais ce sont les risques du métier, non ?
L’homme avale son second vers d’eau, moins rapidement que le précédent. Il se contente cette fois de petites goulées. A peine terminé, il le remplit à nouveau, puis se dirige vers l’entrée du café.
– Dites ! Vous allez où comme ça ?
Il se retourne, la main sur le battant de la porte. Il esquisse un sourire.
– Celui-ci est pour mon chien.
Wouaf !

Partir

D’après les mots, minuteslenteursaveurdemainretour, de Marie-Pierre Beillevaire Carron

Comment savoir ce qu’il a en tête ? Elle est assise sous l’aubette de bus du centre ville, les mains posées bien à plat sur les cuisses. Elle voit les minutes s’égrener sur l’écran digital qui s’accroche à la façade de la pharmacie, de l’autre côté de la rue. Elles se succèdent en petits points verts lumineux sur un écran noir, qu’Adèle quitte un instant des yeux pour se tourner vers la fiche horaire, afin de vérifier, une nouvelle fois, l’heure de passage du prochain bus. Il ne dit jamais rien, ou si peu. Elle avait espéré le bousculer en descendant, ce matin, son sac à la main. Elle pensait que, peut-être, il se serait approché pour lui prendre la main, la retenir. Elle avait imaginé des mots qui seraient venus réparer les égratignures qu’ils s’étaient infligés la veille. Seulement, il l’avait à peine regardée, se contentant de se resservir une tasse de café. La lenteur affectée de ses mouvements était venue amplifier son silence buté. Adèle en avait été exaspérée. Elle avait senti l’amertume lui brûler la gorge, mais elle avait retenu les mots qu’elle s’apprêtait à lui jeter au visage. Elle avait quitté la pièce sans un mot. Adèle fixe maintenant le sol. Une légère bruine s’écrase à ses pieds. Elle ne sait plus très bien pourquoi elle est là. Elle a fait son sac sur un coup de tête, sans vraiment réfléchir à ce que cela impliquait. Quand le bus apparaît au bout de la rue, elle se lève pour attraper son sac. Elle valide sa carte en saluant machinalement le chauffeur. La bonne humeur de l’homme contraste avec le marasme dans lequel Adèle se sent engluée. Elle réussit à lui adresser un sourire sans saveur, avant de s’avancer dans le couloir. Elle s’installe face à l’affichette accrochée en hauteur, qui indique les différents arrêts de la ligne. Elle les suit un à un, pour s’interrompre à celui de la gare. Pourquoi pas ? Prendre un train, l’idée la séduit. Tant qu’à partir, autant que ce soit loin. Elle regarde les immeubles succéder aux maisons. Elle ne le quitte pas, non. Elle ne le croit pas. Peut-être. Elle secoue la tête. Elle ne veut plus y penser. Elle se lève pour enfoncer le bouton d’arrêt quand le bus débouche sur le boulevard. Elle descend en saluant vaguement le chauffeur à travers le rétroviseur, comme pour s’excuser de sa mauvaise humeur. Elle entre dans le hall, un peu perdue. Elle s’approche des écrans qui indiquent les horaires des trains en partance. Celui-ci, dans une heure, qui part pour la côte. Parfait ! Ça lui fera le plus grand bien d’aller marcher sur la plage. A cette saison, elle devrait être déserte. Elle s’assied sur un des sièges en métal, adossés à une ridicule jardinière de plantes en plastique. Si elle trouve une chambre dans un petit hôtel, elle passera la nuit là-bas. Seulement, elle ne pourra pas rester très longtemps. Elle devra… Elle se frotte le visage, lasse, puis hausse les épaules. Elle verra demain. Adèle sent le besoin d’une distraction, mais elle réalise qu’elle n’a pas emporté de livre. Elle cherche des yeux, et repère une maison de la presse. Elle s’y dirige, sans trop savoir ce qu’elle va bien pouvoir y trouver. Elle déambule devant les étagères surchargées, puis tire un ouvrage au hasard, puis un autre. Elle passe un long moment à étudier les quatrièmes de couverture. Elle ne parvient pas à se décider. Rien ne lui fait vraiment envie, pourtant, elle choisit ce livre où semble s’enchaîner les situations rocambolesques qui entraînent le héros, d’une aventure à l’autre. Le ton des quelques lignes qu’elle a lues au hasard, lui plaît. Elle glisse le livre dans son sac après l’avoir payé, tout en se dirigeant vers l’un des guichets qui tapissent le fond de la gare. Elle a une vague hésitation, avant de demander un billet, d’une voix mal assurée. Adèle a un frisson, en réalisant qu’il pourrait être sans retour.

La cireuse de chaussures

sur les phrases Elle m’a intriguée cette cireuse de chaussures., et Ils ont fini par sourire., d’Anne-Sophie Champain

Elle m’a intriguée cette cireuse de chaussures. Je ne l’ai pas réalisé tout de suite, mais sa présence incongrue m’a totalement captivée. Je suis restée plantée devant son installation, à la sortie de la gare, et je l’ai observée, sans même penser à me faire discrète. J’étais au spectacle. Elle était assise sur une caisse en bois, en contrebas d’une remorque à vélo aménagée en fauteuil. Elle avait disposé une paire de chaussures à talons sur le repose-pieds, qu’elle astiquait avec énergie. Une fois qu’elle a estimé son travail terminé, elle s’est penchée en arrière pour prendre un peu de recul. Elle a inspecté le cuir sous toutes ses coutures. Comme elle semblait satisfaite, elle a soulevé la paire d’escarpins pour la ranger soigneusement dans une boite en carton que je n’avais pas remarquée jusque-là. Pas plus que toutes celles qui étaient alignées les unes à la suite des autres le long du mur, derrière elle. Elle a ensuite tiré d’une nouvelle boîte, une imposante paire de boots noires. Je ne suis pas très douée pour évaluer les tailles, ni les âges, encore moins les distances, alors les pointures… Mais je pense qu’elles dépassaient le 45. Les mains de la cireuse paraissaient ridiculement pâles et fragiles, à côté de ces énormes péniches. Elle les a pourtant disposées devant elle, avec une délicatesse qu’elles n’inspiraient pas, avant de s’attacher à les dépoussiérer méticuleusement. Elle ne semblait pas avoir remarqué ma présence, et je finissais par oublier que je n’avais aucune raison de m’attarder davantage, quand un groupe d’adolescents s’est approché, me tirant de ma rêverie. En les voyant arriver du coin de l’oeil, la jeune femme a rapidement rangé la paire de chaussures, et a commencé à empiler les cartons. Le plus grand s’est installé nonchalamment sur le siège, sans même lui adresser la parole et l’a regardée de haut, les semelles de ses baskets pointées vers son profil. Les deux autres se sont adossés, de part et d’autre de la remorque. Ils crachaient au sol, se donnaient des coups de coudes en la désignant du menton. Je croyais percevoir une certaine raideur, que je comprenais, dans les gestes de la cireuse. Elle prenait son temps, dérangeait puis rangeait à nouveau ses piles de boîtes. J’étais mal à l’aise, mais je n’avais pas de raison d’intervenir pour le moment. J’allais m’approcher malgré tout, pensant que s’ils me remarquaient, les garçons changeraient d’attitude. Au moment où je faisais un pas vers eux, la jeune femme s’est tournée vers le groupe. Elle les a dévisagés longuement. Elle m’a adressé un clin d’oeil rapide avant de baisser le regard vers leurs chaussures. Elle les a détaillées avec une moue qui a légèrement désarçonné les jeunes gens. Elle a secoué la tête. Non, vraiment, les gars, je ne vais rien pouvoir pour vous. Je peux vous vendre une paire de lacets, à la rigueur, mais si vous voulez vous faire cirer les pompes, il va falloir changer de style. Elle s’est redressée, en me désignant de la main. Quoi qu’il en soit, la dame était là avant vous, elle attend depuis un moment déjà. Leurs visages se sont tournés vers moi d’un seul mouvement. Prise au dépourvu, je n’ai su qu’acquiescer d’un signe de tête. Le plus grand s’est levé, en traînant des pieds, pour me laisser la place. Je me suis approchée et je les ai remerciés, en appuyant bien les regards que je posais sur eux. De mauvaise grâce, ils ont fini par sourire.

L’annonce

Sur les phrases de début et de fin, Pour une fois que j’étais prêt ! et Mais alors, qu’est-ce qu’on attend ?, de Fanny Biron

Pour une fois que j’étais prêt ! C’est tout de même extraordinaire, il n’y a qu’à moi que ça pouvait arriver. Des mois que je m’entraîne, sans même m’accorder un jour de répit et voilà que tout part de travers. Je n’en reviens pas ! Surtout qu’il a fallu que je me fasse violence pour tenir une telle discipline, car ce n’est pas dans mon tempérament. D’ailleurs, rien de tout ça n’est dans mon tempérament. La danse, le collectif, le devant de la scène. Je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris. Quand j’ai lu l’annonce, je me suis dit, encore un blabla participatif comme il en fleurit un peu partout. Le nom du chorégraphe ne me disait rien, ce qui n’est pas une grande surprise, car ma culture dans le domaine est très limitée. Pourtant, le numéro de téléphone de la compagnie s’est immédiatement imprimé dans ma mémoire. Les chiffres, c’est mon truc, c’est indéniable. J’ai la mémoire des chiffres. Mais là, après une seule lecture, ça m’a interpellé. Surtout que les jours qui ont suivi, ils me sont revenus à l’esprit, à des moments très improbables : devant l’étale du maraîcher alors que je choisissais un chou-fleur, en traversant le pont qui enjambe le fleuve au pied de mon immeuble, alors que je composais le numéro pour appeler ma fille. Quand je lui ai raconté, elle m’a conseillé de contacter la compagnie. Puisque le numéro me trottait dans la tête, c’est que j’avais, inconsciemment, été attiré par le projet. J’ai d’abord pensé qu’elle se moquait de moi, mais étrangement, ce qu’elle me disait faisait écho à des pensées qui m’avaient traversé, mais que j’avais fait taire tant bien que mal. J’ai tergiversé encore quelques jours, puis j’ai fini par appeler. Et en moins de dix minutes, je me suis retrouvé inscrit à participer à un spectacle de danse. En raccrochant, je me suis croisé dans le miroir du vestibule. J’ai ricané bêtement. J’ai tout sauf l’allure d’un danseur. Je me suis dit que j’irai à la première répétition, comme je venais de m’y engager, mais j’avais la certitude que le chorégraphe ne mettrait pas 5 min à se rendre compte qu’il ne tirerait jamais rien de moi. Je l’entendais déjà, gêné, chercher les mots pour me faire comprendre que si je ne revenais pas, ça rendrait service à tout le monde. Seulement, c’est tout l’inverse qui s’est produit. Malgré mes raideurs, mes maladresses, mes faux départs à répétition, mes mouvements d’humeur permanents, il a été d’une patiente inimaginable. Pire encore, il a estimé que ma carrure imposante devait me placer au centre de sa chorégraphie. Je reste persuadé que ça n’a fait que compliquer la tâche de chacun des participants, mais ça m’a définitivement impliqué dans le projet. Il n’était plus question que je me défile. Alors, je me suis piqué au jeu. A tel point que je me suis inscrit à des cours, en parallèle des répétitions, car il était hors de question que je fasse les choses à moitié. Tant qu’à être au centre, autant ne pas se rendre ridicule. J’ai beaucoup douté, mais à force de travail, je crois que j’ai fini par me sentir à ma place. Seulement, si on ne commence pas tout de suite, je ne réponds de rien. Forcément, on a dû attendre que la pluie s’arrête, mais ça fait bien un quart d’heure que le soleil perce à nouveau à travers les nuages. Le public est revenu. On est tous en place. Mais alors, qu’est-ce qu’on attend ?

Les clés

Les mots : enfinsoleilespoirbleucoquelicots, proposés par Nadine Biron

Elle fouille une nouvelle fois le sol du regard, sans plus y croire, quand elle aperçoit un léger éclat, à quelques centimètres de la glacière. Enfin ! Elle le savait, ces fichues clés ne pouvaient pas être bien loin. Elle les avait certainement laissées tomber, au moment même où elle pensait les mettre à l’abri, en les glissant dans la poche arrière de son pantalon, ou encore lorsqu’elle s’était assise dans l’herbe. Elle les dégage avec des gestes brusques et retire la terre qui s’est incrustée dans chaque interstice. Comment ont-ils pu les piétiner, sans s’en rendre compte, au point de les enfouir aux trois quarts ? Elle savoure l’ironie qui n’a laissé affleurer que ce porte-clés ridicule, dont elle a pensé se débarrasser plus d’une fois. A cette heure, le soleil est haut dans le ciel et brûle ses épaules nues. Elle attrape la gourde et boit avec avidité, en laissant couler des filets d’eau sur son menton. Elle rassemble leurs affaires, éparpillées à droite, à gauche. Elle aura mis plus d’une demi-heure pour les retrouver. Trente minutes qui ont suffi à faire tourner cette magnifique journée au cauchemar. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’elle s’agace de la disparition de son trousseau. Il a, dans un premier temps, été conciliant, en énumérant tous les endroits où elle avait pu les laisser. Mais devant son entêtement à affirmer qu’elle les avait, sans aucun doute possible, mises dans sa poche, il s’était emporté. Le ton était monté rapidement d’un côté comme de l’autre. Les récriminations s’étaient étendues à toutes les sphères de leur vie commune. Elle s’était éloignée pour mettre fin à l’escalade. C’est alors qu’il l’avait plantée là, au beau milieu d’un champ en friche, avec les restes du pique-nique sens dessus-dessous. Elle se dirige vers la voiture, chargée de sacs remplis à la va-vite, qu’elle jette dans le coffre. La clé de contact accroche un peu, mais elle réussit à démarrer. Elle prend la route dans la direction qu’il a empruntée. Elle s’imagine que quelqu’un l’aura pris en stop, pourtant, elle parcourt près d’un kilomètre de campagne en scrutant les talus, dans l’espoir de le retrouver. Elle pile à la sortie d’un virage. Elle a aperçu, au loin, une tâche parmi les tournesols, qui pourrait être du bleu de son t-shirt. Elle s’avance lentement, sur quelques mètres pour trouver un chemin sur lequel se garer. Elle descend de la voiture sans perdre de vue la silhouette, qui contrairement à ce qu’elle pensait, s’avance vers elle. C’est bien lui. Elle reconnaît sa démarche. Il progresse rapidement. Elle se cale contre la carrosserie et le laisse venir. Elle n’a aucune idée de ce qu’ils vont pouvoir se dire. Il est face à elle. Il la dévisage longuement. Ils ne sourient pas, s’observent. Après d’interminables secondes, il lui tend un bouquet de coquelicots, qu’elle attrape avec précaution. Puis, il esquisse un vague sourire avant de s’installer, sans un mot, sur le siège passager.

Points de suspension…

Comme chaque matin, ces dernières semaines, elle s’installe devant son bureau pour allumer son ordinateur. La fenêtre est ouverte et les sons de la rue montent jusqu’à elle : des voix couvertes, de loin en loin, par le passage de voitures, puis, traversant ce paysage, le cri d’une mouette, rapidement remplacé par des chants d’oiseaux plus discrets. Après avoir parcouru distraitement ses messages électroniques, elle ouvre le document sur lequel plusieurs dizaines de textes s’alignent. Elle a un geste d’impatience face à la lenteur du logiciel à se mettre en route. Pourtant, rien ne presse. Elle parcourt la pièce du regard, pour tromper son agacement, puis revient vers son écran. Les lignes s’affichent enfin. Elle complète le dernier texte, commencé la veille, avant d’en faire une relecture attentive. Elle reformule cette phrase qui accroche, modifie ce mot que l’on retrouve à deux lignes d’intervalle. Elle change un accord, puis rectifie un accent. Elle vérifie l’orthographe de cet adjectif, qui ne lui revient jamais. En regardant le curseur clignoter à la suite d’une virgule, elle songe à ces personnages qui l’ont accompagnée, au fil des jours, durant près de deux mois. Elle se remémore leurs histoires, qui lui ont été soufflées par ces mille sensations qui nous ont traversés, les uns et les autres, durant cette incroyable période. Elle sait que rien n’est fini, mais qu’un nouveau chapitre doit s’ouvrir. Elle ignore encore de quoi il sera fait. Elle pense à celles et ceux qui auront donné corps à ces récits, de l’autre côté de ce miroir, et qu’elle ne saura jamais assez remercier au moment de tracer, sans transition, ce signe de conclusion…

Après

Après, il fallait y penser avant. Après, je le vois venir, avec ses voitures qui réinvestissent déjà la ville. Je l’entends avec ces idées qu’il faudrait se conformer à des injonctions de relance sans même prendre le temps d’y penser. Je le sens s’insinuer dans les considérations comptables qui justifient déjà des annonces de licenciements. Je le crains, avec ses « on voudrait bien, mais vous comprenez…». Je suis passée, hier après-midi, devant ce vieil hôtel, qui est fermé depuis tant d’années que j’en ai perdu le compte. Il tient encore debout, à l’aide de renforts qui lui servent de colonne vertébrale. Ce curieux rafistolage ne fait pourtant pas illusion. La plupart des ouvertures sont murées, mais quand on s’avance dans la ruelle qui longe la bâtisse sur la droite, on découvre deux encadrements de fenêtres vides. On s’aperçoit alors que ce bâtiment n’est qu’une façade sans plus rien à l’intérieur, sans même de toiture. L’image est belle, pourtant, car elle ouvre des pans de ciel bleu dans ces murs délabrés, que de rares nuages traversent. Cela m’a fait penser à cet après que l’on nous a promis, sonnant comme un de ces « plus jamais ça », que l’on nous a si souvent servi. Cela m’a évoqué ces beaux discours de façade qui masquent un vide qui ne fera qu’alimenter les mêmes moulins, comme toujours. Il y a eu bien d’autres catastrophes, il en est d’autres toujours en cours et nous savons celles à venir. L’après, il le réclame, elle l’appelle, ils le construisent depuis bien longtemps. Les formules à l’emporte-pièce n’y feront rien. Nous sommes aujourd’hui, et nous avons le choix.