Sale temps

d’après une idée originale de Fanny Biron

Comment je gagne ma vie, moi, tu peux me le dire ? Pas d’arrêt maladie, pas de chômage partiel, pas de prêt. Rien. Mon fonds de commerce, à moi, ce sont les marchés, les transports en commun, les lieux touristiques, tous les endroits bondés. Je ne peux pas travailler sans proximité, sans promiscuité, même. Je suis plutôt doué, mais là, les conditions sont intenables. Ils me voient tous arriver à trois mètres en ce moment, je ne peux rien faire. Oui, en étant rapide, il y aurait bien le vol à l’arraché, mais j’ai toujours trouvé ça violent. Ça manque de subtilité. Je fais plutôt dans le chirurgical, un portefeuille par ci, un porte-monnaie par là. Les montres, les portables, les bijoux, je n’y touche pas. Mon truc, c’est le liquide. C’est propre, concret, pas besoin d’intermédiaire. Déjà, je peux te dire qu’avec les cartes bleues, les paiements en ligne et toutes ces conneries de numérisation, le rendement avait commencé à diminuer sérieusement. Mais là, rien de rien, je n’aurais jamais pensé connaître un truc pareil. Alors oui, il y en a qui trouvent des solutions. Ils sont jeunes, ils savent s’adapter. Je les vois, partir en camionnettes, ils se rabattent sur les usines désertées, les petits bureaux vides, dans l’espoir de ramener trois imprimantes. Et ils les refourguent à qui ? Non, ça ne me dit rien. Heureusement, je peux tenir encore un peu. J’avais quand même prévu de quoi au cas où. J’ai quelques billets bien planqués à différents endroits dans l’appartement. Seulement, c’est un peu de ma retraite qui s’envole en fumée. C’est vrai, ça fait un moment que je pense à m’arrêter. Je deviens lent et dans mon genre d’activité, ça ne pardonne pas. J’ai pas tellement envie de finir le temps qui me reste enfermé entre quatre murs. Tu vois ce que je veux dire.

Les vacances

Nous y sommes ! La différence n’est pas évidente, mais si on s’en tient au calendrier, nous sommes en vacances. J’ai entendu, il y a quelques jours, l’interview d’un psychologue qui expliquait qu’il est essentiel de profiter de cette période de congés, comme si on y était. Pour ça, il faut se mettre en condition. Je veux bien, je suis prête à tout essayer. Seulement, j’ai le sentiment que ça ne va pas être si simple dans la mesure où nous avions prévu de partir toute la semaine faire de la randonnée dans l’Aveyron. J’ai l’esprit ouvert, mais je ne vois pas bien comment on va réussir à se convaincre. Mais soyons inventifs. Nous pouvons commencer par faire nos sacs exactement comme si nous partions, en vérifiant bien la liste pour ne rien oublier. Demain, nous nous levons très tôt pour charger la voiture et nous y passons une bonne partie de la journée, en suivant la route sur la carte. Nous faisons, bien sûr, des pauses toutes les deux heures pour changer de conducteur. Le parking ne donne pas directement sur la rue, si personne ne nous dénonce, ça devrait pouvoir fonctionner. Le lendemain, nous démarrons la journée comme nous l’aurions fait. Nous enfilons un t-shirt et un pantalon confortables, des lunettes de soleil. Pourquoi pas ? Par contre, pour les blousons, les chaussures de marche, les sacs à dos avec le pique-nique, la gourde, la carte, le guide, les jumelles, l’appareil photo… Je ne suis pas persuadée de tenir plus de cinq minutes à tourner en rond dans l’appartement avec tout ça sur le dos. Ceci dit, nous pourrions faire quelques montées-descentes dans les escaliers. Sur 16 étages, nous aurions notre quota d’exercice physique quotidien. Je vois moins comment remplacer la partie changement de décor, grand air, nature… Tout ce béton sans fenêtres, j’ai peur que ce soit vite oppressant. Non, la randonnée, ça ne marche pas. D’un autre côté, nous pourrions revoir nos plans. Partir au bord de la mer. C’est vrai qu’il fait particulièrement beau, presque trop chaud. Ce serait plus simple de passer nos journées en maillots de bain, à écouter des enregistrements de vagues qui déferlent sur la plage, les pieds dans une bassine d’eau salée. Avec un bon stock de livres et de mots fléchés, nous devrions pouvoir tenir, non?

Bain de soleil

Elle serre les pots les uns contre les autres, la crassula près de l’oxalis. Le romarin est mal en point. Elle le pousse dans l’angle, derrière la verveine dont les premières feuilles sont d’un vert tendre. Elle les effleure de la main pour libérer cette odeur acidulée qu’elle aime tant. Elle bloque la porte avec le montant de la chaise longue qu’elle a tout juste la place de déplier. A peine deux mètres carrés de balcon, c’est exiguë, mais c’est déjà un petit bout d’extérieur. Elle se sait chanceuse. Elle s’installe, une tasse de tisane à la main. Les rayons de soleil de l’après-midi passent l’angle du mur pour venir lui mordre la peau. Elle inspire profondément, ferme les yeux. Ne seraient les quelques voitures qui circulent sur le boulevard et la sensation du béton sous ses pieds nus, elle pourrait se croire à la campagne. L’herbe haute lui chatouillerait les mollets à chaque mouvement que lui imprimerait la brise. A sa gauche, il y aurait un cerisier en fleurs, dont le parfum saturerait l’air. Un peu plus loin, un parterre d’aromatiques s’étendrait en pagaille. Le potager serait en attente des premiers semis. Un cabanon, peut-être, s’élèverait tout au fond du jardin. Ou bien non, une serre. Une serre ancienne aux montants métalliques. On y cultiverait des tomates, des poivrons, mais pour le moment, quelques plantes grasses se partageraient l’espace en attendant la saison. Au-delà, des champs à perte de vue, ou bien une forêt, peut-être des montagnes, l’océan ? Elle ne parvient pas à se décider.
Elle ouvre les yeux. La lumière l’éblouit. Ce qu’il fait chaud ! On se croirait sur une plage en plein été. Elle se demande même si elle n’est pas en train de prendre un coup de soleil. Ce serait un comble. Elle soupire en rentrant dans l’appartement. C’est quand même terrible de devoir s’enfermer par un temps pareil.

De visu

Allô ? Oui ? Allô, allô ! Ah, t’es là, je te vois. Comment ? Je te vois, mais je ne t’entends pas bien ? Je dis : je te vois mais je ne t’entends pas bien. Non, pas bien. Et toi ? Tu me vois ? Oui ? Ah, très bien. Et tu m’entends ? Comment ? Oui, bon. Je t’entends très mal, mais tu as bonne mine. C’est pratique, hein. Je dis, c’est pratique, de pouvoir s’appeler comme ça, de se voir. Comment ? Non, ça va. Je dis : ça va. Hum hum. Oui. Oui. Oh, tu sais, rien de spécial, la routine. Enfin, façon de parler. C’est mieux, là, non, je t’entends mieux. Je dis… Oui. Oui. Ah ! C’est agaçant, maintenant, je t’entends très bien, par contre tu es toute floue. Bon, ce n’est pas grave. Non, non. Je sors le moins possible, évidemment. Si, si, ce matin, ça faisait dix jours. Tu te rends compte, dix jours sans mettre le pied dehors. Eh oui, vous avez de la chance ! Oui, il faisait un temps magnifique, la rue était déserte. On n’entendait que le chant des oiseaux. C’était incroyable. Je suis allée jusqu’à l’épicerie. Oui, celle du quartier. J’y vais tellement rarement que je m’y suis perdue. J’ai déambulé d’un rayon à l’autre en revenant sans arrêt sur mes pas. Non, je crois surtout que je ne pouvais plus m’arrêter, ça faisait si longtemps que je n’avais pas marché pour aller ailleurs que d’une pièce à l’autre, que je me suis saisie du moindre prétexte. Comment ? Tu dis ? Oui, c’est ça, tu as raison. Oh, c’est pas vrai, tu es figée. Ah mais, je ne t’entends plus. Comment ? Je dis : je ne t’entends plus. Non, je… Écoute, je raccroche. Je dis : je raccroche, je te rappelle sur ton fixe.

La conquête spatiale

Elle se réveille en sursaut, s’assied au milieu du lit. Elle essaie de fixer les images qui s’agitent dans son esprit. Elle se voit dans une pièce immense, la lumière y est vive, changeante. Des tables encombrées de plats entamés, de verres vides, l’entourent. Des sons lui reviennent en mémoire, de la musique. Il doit s’agir d’une fête. Oui, elle se souvient maintenant, elle fête son départ mais avec des gens qu’elle ne reconnaît pas. Tous la félicitent, admiratifs, pourtant ce qu’elle ressent n’a rien à voir avec leur enthousiasme. Elle est perdue, apeurée. Elle sait qu’elle n’y arrivera pas. Elle se voit maintenant avec un casque sur la tête, regardant à travers une vitre l’immensité de l’espace. La lumière est aveuglante malgré l’opacité de l’horizon. Elle entend sa respiration se briser contre la visière. Un voile de buée s’y dépose. Elle est seule dans une capsule qui fait tout juste sa taille. Elle se sent oppressée. Un flot de pensées confuses l’envahit, cependant l’une d’elles fait surface, elle ne tiendra jamais. Elle croit se souvenir qu’à ce moment, elle s’est éveillée, elle a tiré la couette sur ses épaules. Puis elle s’est certainement rendormie. Elle pense qu’elle a continué à rêver sans qu’aucun souvenir précis ne lui revienne, un vague brouhaha. Ensuite, elle se voit dans une chambre, probablement la sienne. Sa mère l’encourage à se presser, sinon elle va rater le départ. A nouveau ce vol spatial. Elle parcourt la pièce du regard à la recherche de ses chaussures. Elle réalise alors qu’elle ne sait pas quelles chaussures mettre pour partir dans l’espace.

Cette idée la fait sourire. Elle se lève pour se diriger vers la cuisine, avale un verre d’eau. Elle ouvre la fenêtre, une brise légère mais glaciale glisse sur son visage. Le ciel est noir, sans étoiles.

Absence

Il entre dans la chambre. Il ne sait plus très bien ce qu’il est venu y faire. Il parcourt la pièce des yeux. Aucun des objets qui s’y trouvent ne l’aide à se remémorer ce qui l’a poussé à venir ici. Il s’assied un moment sur le lit. Il se concentre sur ce qu’il était en train de faire un peu plus tôt, dans l’espoir de retrouver le fil de ses pensées. Il lisait. Il avait senti la fatigue l’envahir, ses yeux se brouillaient. Il avait peut-être pensé aller s’allonger un peu. Il n’en est pas convaincu. Il pouvait très bien s’étendre un moment sur le canapé, comme cela lui arrive de plus en plus souvent ces derniers jours. Il se lève sans conviction pour repartir vers le salon, lentement. Le livre est posé sur la table basse, ouvert à la page qu’il a abandonnée. Il s’assied dans le fauteuil et l’attrape pour parcourir rapidement les dernières lignes. Aucun indice, ici non plus. C’est probablement sans importance, mais il ne réussit pas à passer à autre chose. Il se lève pour s’avancer vers la fenêtre. La rue est déserte. Un oiseau se pose sur le réverbère d’en face. Il reprend sa déambulation et traverse la cuisine, emprunte le couloir. Il ouvre la porte de la salle de bain pour la refermer aussitôt. Il entre à nouveau dans la chambre. Il cherchait certainement à s’étendre plus confortablement que sur le canapé. Non, vraiment, il n’en est pas du tout convaincu. Il se penche pour regarder sous l’armoire. Rien. Il se dirige vers le dessous du lit, sans se redresser. Il aperçoit dans l’ombre une forme qu’il ne parvient pas à distinguer. Il se met à plat ventre et réussit en étirant le bras aussi loin qu’il le peut à attraper le mystérieux objet. Il le ramène vers lui. C’est curieux, un cycliste en plastique. Il ne pense pas l’avoir déjà vu, alors il ne voit vraiment pas comment il a atterri ici. Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas ce qu’il était venu chercher. En retirant la poussière qui enveloppe le jouet, il se souvient de ce qu’il voulait, une carte de la région. Il s’était dit que ça le ferait s’évader un peu de parcourir du doigt les routes en lisant les noms de villes et de villages. Il quitte la chambre, le cycliste serré au creux de la main. Les cartes sont rangées dans le bureau.