Ne pas se toucher le visage

Elle sort du local à vélos. Ne pas se toucher le visage, elle l’a bien en tête. Pourtant, c’est au moment où cette pensée lui traverse l’esprit qu’un courant d’air tiède vient lui caresser le visage. Ce qui aurait pu être très agréable, lui complique dangereusement l’existence, car cette légère brise vient plaquer une mèche de cheveux contre sa joue. Elle essaie de faire abstraction de ce vague chatouillement mais il devient rapidement une démangeaison très agaçante. Elle se frotte le bas du visage avec l’épaule, seulement dès qu’elle s’arrête, la mèche de cheveux se remet à frotter sa peau. Elle s’avance un peu en tirant son vélo, pour se mettre à l’abri du vent. Elle réfléchit à ce qu’elle a touché jusqu’à présent, la porte de l’appartement, ses clés qui lui ont servi à presser le bouton d’appel de l’ascenseur et celui d’étage, rien dans la cabine, les clés encore pour appuyer sur le bouton qui ouvre la porte du hall. Ne pas se toucher le visage. Elle a poussé la porte avec son dos. Son trousseau de clés, une nouvelle fois, pour ouvrir le local à vélos, la poignée de la porte avec sa main droite. Elle pourrait donc se gratter avec la gauche. Mais elle croit se souvenir qu’elle s’est appuyée au mur avec cette main quand elle a perdu l’équilibre en tirant son vélo à l’extérieur. Elle ne sait plus. Ça continue à démanger terriblement. Le front, maintenant. L’aile du nez commence à la picoter. Non, c’est trop insupportable. Elle retire son élastique, rassemble ses cheveux en les lissant un long moment. Elle les enroule en un chignon serré qu’elle bloque avec le ruban. Elle attrape le bord de son t-shirt, se penche pour se frotter le visage contre le tissu. C’est un peu mieux. Elle empoigne le guidon et s’installe sur le vélo. Au premier tour de roues, elle se demande si elle ne va pas donner de grands coups de ciseaux dans sa chevelure dès qu’elle sera rentrée.

Vertige

Il se penche à la fenêtre. Il s’y résout rarement car la hauteur lui donne le vertige, mais ce matin, le besoin de prendre l’air est plus fort. Il se cramponne des deux mains au chambranle et ferme les yeux pour sentir les rayons du soleil lui caresser le visage. On n’entend que le chant des oiseaux qui couvre le ronronnement des quelques voitures qu’il distingue en arrière plan. Il respire profondément. Il apprécie ce moment autant qu’il le peut, pourtant, il sent ses mains se crisper sur le rebord de fenêtre. Ses doigts le font souffrir. Il ouvre les yeux, sans bouger. Il est à une bonne quarantaine de mètres au dessus du sol. Il le sait mais tente désespérément de l’oublier en regardant le plus loin possible devant lui. Il a une vue qui s’étend sur toute la ville. C’est inespéré. Il s’attache à détailler la silhouette de chaque immeuble, sans laisser son regard descendre trop dangereusement. Seulement, quand une moto surgit du fond du boulevard en pétaradant, il ne peut pas s’empêcher de la chercher des yeux. Il la suit lorsqu’elle s’avance vers le pied de la tour, pour la dépasser dans le virage et disparaître dans un effroyable bruit de tondeuse à gazon. Son regard glisse sur la rue. Quand il aperçoit le crâne d’une femme qui s’avance sur le trottoir vers l’arrêt de bus, il a un haut le cœur. Il rentre brusquement et se colle dos contre le mur du salon. Une sueur glaciale coule le long de sa colonne vertébrale. Il se laisse glisser sur le sol, tremblant de tous ses membres. Il ne panique pas, il sait que dans quelques minutes, ce sera passé. Il sourit. Lui qui trouvait ses journées monotones, il a eu sa dose de sensations fortes pour aujourd’hui.

La carte postale

Elle entrouvre la petite porte avec précaution. Ce matin encore, la boîte est vide. Elle laisse passer quelques instants, la main suspendue à la clé. Elle referme la porte, la verrouille et retire la clé qui accroche toujours un peu dans la serrure. Elle se demande même si elle ne va pas rester bloquée, un de ces jours. Il faut la faire jouer très légèrement pour trouver l’alignement juste, qui permettra de la dégager. Elle se croise dans le miroir du hall et se trouve une mine affreuse. Elle remonte les escaliers lentement. Elle n’est pas déçue car elle s’y attendait. Elle est simplement triste d’avoir eu raison. Plus de trois semaines qu’elle aurait dû recevoir ce courrier et toujours rien. Elle a beau savoir que la situation n’est pas favorable, elle trouve que ça a trop duré. Il jure qu’il l’a choisie, écrite, mise sous enveloppe. Il n’en démord pas, il a écrit l’adresse lisiblement, l’a affranchie comme il faut et l’a lui-même glissée dans la boîte aux lettres du bureau de poste. Elle le croit. Il n’a aucune raison de lui raconter des histoires. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il lui écrive. S’il ne lui en avait pas parlé, jamais elle ne serait descendue chaque matin dans l’espoir que cette fameuse carte soit arrivée. Elle ne peut que le croire. Mais elle est persuadée qu’il ment. C’est plus fort qu’elle. Une carte ? Pourquoi ? Pour réduire la distance qui nous sépare. C’est ce qu’il lui répond quand le sujet vient immanquablement dans la conversation. C’est devenu un passage incontournable, qu’elle finit par redouter. Chaque soir, durant les longues heures qu’ils passent au téléphone, il lui pose cette même question, d’un ton presque anodin. Au fait, ma carte est arrivée ? Elle ne sait plus comment lui dire que non, que c’est certainement normal, mais que ça devient long, trop long. Elle ne lui dit pas, que l’attente en devient insupportable. Elle adore les cartes, les lettres, ouvrir une enveloppe, toucher le papier, l’écriture manuscrite, mais là, elle va lui demander de lui écrire un mail. Ça aidera peut-être à tromper l’attente. Peut-être.

Fait maison

Si ça continue, je le fais tout seul. Je vais pas attendre des plombes que les salons rouvrent. Les vieux vont hurler mais je m’en fous. Ce sera fait, et ils n’y pourront plus rien. Ils avaient dit, au printemps, si tu es encore décidé, on en reparle. On y est au printemps et il en est plus question, forcément. Ouais, c’est ça, c’est pas de leur faute, mais ça les arrange bien. Sérieux, ils me gonflent. Je sais très bien qu’ils ont dit ça en espérant que ça me sorte de la tête, que je me trouve une autre lubie. C’est ce qu’ils disent. Ben, ils peuvent toujours courir. J’ai regardé sur internet, c’est pas aussi compliqué que ça. Le dessin, je l’ai. Je peux le reproduire avec un feutre pour commencer. Ce qui m’embête, c’est que je le voulais sur l’épaule droite, mais je vais être obligé de le faire sur la gauche. Je suis pas ambi-machin… je sais plus comment on dit. L’épaule, je suis pas certain d’y arriver non plus. Je vais tenter l’avant bras, mais il faut que je réfléchisse au sens. Je suis pas sûr. Les aiguilles, je sais qu’il y en a quelque part. Au pire, je prendrai mon compas. Pour une fois qu’il servira à quelque chose, ce truc là. Je vais demander de l’encre à Sacha. Elle doit bien avoir ça dans ses affaires d’arts plastiques. Elle va encore râler, mais elle va me filer tout ce qu’elle a pour que je la lâche. Faut quand même que je vérifie qu’il y a bien un genre de désinfectant dans la boîte à pharmacie. Ce serait trop con de se retrouver avec des pustules sur tout le bras. Non, ça va déchirer de retourner au lycée avec un putain de tatouage fait maison.

Le roman

Putain, quelle poisse ! Je vais devoir tout reprendre depuis le début. C’est complètement impensable d’écrire un récit qui se déroule en 2037 sans évoquer, à aucun moment, cette foutue pandémie et tout ce merdier de confinement. Oui, c’est sûr, ça donne de la matière, ça induit de la fiction, je ne peux pas le nier. Mais vraiment, ça ne m’inspire pas. Je trouve ça tellement cliché, le coup du virus qui déstabilise le monde. Et pourtant… Je n’ai pas le choix, je vais devoir faire un effort. Quoi qu’il en soit, je peux très bien me contenter du minimum. Seulement même sans en faire trop, ça va être un casse-tête sans nom de faire entrer ça dans ma trame. Ce n’est pas comme si j’en étais au tout début. J’aurais pu tout remodeler, en l’intégrant en amont. Non, là, je suis trop avancé, il va falloir que je fasse du tissage. Ou alors, je me situe encore plus loin dans le temps, pour que ce soit un vague souvenir que je n’aurais à évoquer que par ci, par là. Le problème, c’est que toute mon intrigue tombe à plat elle aussi, comme elle s’appuie sur un prolongement de notre époque. Dix-sept ans, c’est demain, à l’échelle de l’anticipation. Non, ce sont vraiment deux livres différents, on ne peut pas cumuler catastrophe sanitaire et écologique. Ou si, l’une annonçant l’autre ou vice versa. La solution, ce serait alors d’écrire un prologue et d’enchaîner sur ce que j’ai déjà écrit en ajoutant quelques passages dans le corps du récit. Le pire étant à venir, ça devient un point secondaire que je n’ai pas besoin de développer plus que ça. Oui, comme ça, éventuellement, ça pourrait fonctionner. Je vais devoir creuser un peu la question, mais s’il faut vraiment positiver, puisque c’est ce qui nous fait tenir, malgré tout, c’est que j’ai tout le temps nécessaire devant moi pour y réfléchir.

Tu dors ?

Il se tourne une nouvelle fois dans le lit. Il tire la couette sur ses épaules. Quelques minutes s’écoulent avant qu’il se redresse pour repositionner les oreillers. Il s’installe sur le dos puis se remet sur l’autre côté presque immédiatement. Il la regarde, son visage pourtant paisible s’agite par instants de soubresauts. Elle rêve peut-être. Il change encore de côté, soupire, puis se retourne à nouveau vers elle. Il a le sentiment qu’elle a ouvert les yeux. Son souffle a changé. Il s’approche et lui glisse très doucement à l’oreille :
– Tu dors ?
Comme elle ne réagit pas, il repose sa question un peu plus fort jusqu’à la sortir de son sommeil. Elle murmure :
– Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne dors pas ?
– Non, et ça dure depuis des heures.
– Tu pourrais lire. En général ça te réussit assez bien.
Il lève une main, qu’il laisse retomber lourdement sur le matelas en signe de découragement.
– C’est ce que j’ai commencé par faire, mais je ne sais pas pourquoi, cette nuit, ça ne fonctionne pas du tout. J’ai les yeux qui se ferment au bout de trois pages, seulement dès que je pose le livre, je recommence à ruminer les mêmes pensées.
– Et à quoi penses-tu ?
– C’est le plus terrible, je crois que je ne pense à rien de spécial, rien d’important. Les idées tournent sur elles-mêmes et en attendant, je ne dors pas. Je n’en peux plus…
Elle ouvre les yeux, qu’elle avait gardés fermés jusque là, dans l’espoir de ne pas s’éveiller tout à fait. Elle le regarde avec malice.
– Et maintenant que je suis réveillée, tu te sens mieux ?
– Je suis désolé, je croyais que…
– Ce n’est rien. Alors, comment faire ?… Tu veux que je te raconte une histoire ?
– Une histoire ? Oui, une histoire, pourquoi pas ? Ça ne t’ennuie pas ?
Elle lui sourit tendrement.
– Très bien… Demain matin, une fois que tu auras pris ton petit déjeuner et que tu te seras préparé, tu vas sortir…
– Sans attestation ?
– Sans attestation.

La réunion

Elle est assise sur le canapé face à son ordinateur posé sur la table basse. Sa jambe gauche s’agite nerveusement. Elle les écoute se couper la parole, redire les mêmes choses les uns après les autres, chacun avec ses propres mots. Deux heures de réunion hachurée qui tourne au chaos car tout le monde finit par parler en même temps. Elle n’en peut plus. Elle lève la main pour tenter d’obtenir la parole. Elle ne sait pas qui regarde qui à travers son petit rectangle vidéo. Elle ne peut que deviner certains échanges sans comprendre comment chaque interlocuteur sait qu’on s’adresse à lui en particulier.
– S’il vous plaît !
Les conversations se poursuivent sans que personne ne semble l’entendre. Elle agite la main plus largement.
– Ouh, ouh ! Vous me voyez ? Vous m’entendez ?
Personne ne fait attention à ses gesticulations.
– S’il vous plaît ! Merde !
Elle est la première surprise du ton qu’elle emploie. Les autres la regardent stupéfaits, ou contrariés. Elle se sent mal à l’aise car elle perd rarement son calme, surtout en public. Mais au moins, elle a la parole.
– Désolée, mais ça me rend chèvre ces réunions à distance. Je sais qu’on fait tous notre maximum dans ce contexte, mais…
Ils sont plusieurs à hocher la tête en signe de compréhension.
– Je crois qu’on peut conclure, si ça vous va. J’ai l’impression qu’on se répète beaucoup alors que tout est déjà dit. Je ne pense pas pouvoir tenir plus longtemps si rien de nouveau n’émerge. Vous êtes d’accord ?
Les têtes s’inclinent.
– Oui, tu…
– C’est vrai…
– … en même temps si…
– … si tu veux, on…
Elle se lève en retenant un soupire et se dirige vers la fenêtre. Le ciel est d’un bleu d’une densité incroyable.
– Julie ?
– Tu es là ?
– … va bien ?
Elle se replace dans le champ de la caméra de l’ordinateur.
– Oui, pardon, tout va bien. Donc, si je résume : pas de rassemblements, les pétitions sont déjà en ligne, des mails réguliers mais espacés sinon ça devient invasif et on cherche de nouveaux moyens de mobiliser. Chacun a bien en tête ce dont il doit s’occuper ? Sinon, on peut se référer au compte-rendu de Raphaël. Raphaël ?
– Oui, oui je vous envoie ça demain, sans faute.
– Très bien… On se retrouve la semaine prochaine à la même heure ?

Que jeunesse se passe

Il entre dans la cuisine en se balançant d’un pied sur l’autre, exécute un tour sur lui-même avant de s’immobiliser un court instant. Il repart en tanguant jusqu’à l’évier sans prêter attention à son père, attablé face à une grille de mots fléchés. Le jeune garçon se sert un verre d’eau tout en battant le rythme de la pointe du pied. Après en avoir bu quelques gorgées, il le pose et reprend son jeu de jambes en fredonnant un air disco. L’homme redresse la tête et relève ses lunettes sur le haut du crâne :
– Tu ne pourrais pas t’arrêter de gesticuler cinq minutes, tu me fatigues.
Le garçon le fixe avec un grand sourire et lui répond en redoublant ses balancements de hanches :
– Non, non, non. Si je m’arrête.. J’explose, je m’effondre… Je sais pas. Mais non, non. Faut que je bouge. Tu vois bien.
Le garçon se met à sautiller et lance quelques coups devant lui comme un boxeur à l’entrainement. L’homme se passe la main sur le visage.
– Oui, je comprends, mais ça fait une semaine que tu ne t’arrêtes jamais. Tout juste le temps de manger, et encore. Tu as les jambes qui sautent dans tous les sens sous la table. Je comprends, mais ça commence à me porter sur les nerfs.
L’adolescent reprend son balancement d’un pied sur l’autre en agitant la tête sur le côté.
– Ben ça va, je suis dans ma chambre la plupart du temps. Je vous dérange pas tant que ça. T’exagères.
– Je sais que tu fais des efforts, et je t’en remercie. Mais quand on est ensemble, tu ne pourrais pas faire des pauses ? Les pompes et tout ce qui s’en suit chaque soir devant le film, c’est perturbant, je t’assure. Tu n’as pas remarqué que depuis deux jours, ta mère ne tient pas au-delà du générique et court s’isoler dans notre chambre.
– Ah bon ? Mais je croyais que c’était parce qu’elle aimait mieux lire.
– Oui, elle aime lire, mais je crois qu’elle a déjà son quota dans la journée. Et puis ta sœur commence à t’imiter, ce qui me fait craindre le pire. Je te demande juste de te poser quand tu es avec nous. Le reste du temps, tu fais ce que tu veux, mais quand tu es avec nous… C’est possible ?
Le jeune garçon arrête progressivement ses mouvements. Il semble réfléchir intensément. Il s’assied près de son père.
– Tu fais quoi ?
– Des mots fléchés, tu veux essayer ?

Le doudou

Elle est assise contre le panier à linge, dans la salle de bain. Elle fixe un carreau de carrelage ébréché sans penser à rien. Ou plutôt, à tout à la fois. Ce qui, probablement, revient au même. Elle respire aussi lentement qu’elle le peut, en inspirant profondément. Elle se concentre sur le morceau de faïence. Il faudrait remplacer ce carreau. Elle se demande si on peut réellement enlever un carreau sans abîmer ceux qui sont autour ? Vraisemblablement pas, ce qui voudrait dire les remplacer tous. Une petite voix aigüe s’élève dans le couloir et la fait sursauter. La poignée s’agite dans le vide. Il y a quelqu’un ? La porte vibre légèrement sous les coups donnés contre la porte. Tu peux me donner mon doudou ? J’ai oublié mon doudou. Elle parcourt l’espace des yeux. Parmi tous les endroits imaginables, il faut forcément que ce soit ici qu’elle ait oublié cet amas de tissu en lambeaux, et c’est nécessairement maintenant qu’elle en a besoin. Maman ? C’est toi ? Elle se lève lentement pour s’approcher du doudou qu’elle attrape sans ménagement. Elle lui secoue la tête en grimaçant en silence : Maman, c’est toi ? Puis elle continue, le visage de plus en plus déformé. Maman, t’es où ? Maman, tu fais quoi ? Maman ! Maman ! Elle croise son reflet dans le miroir tacheté de projections de dentifrice. Et toi, t’es qui ? Les doigts cognent contre le bois. Une pointe d’inquiétude s’immisce dans la petite voix qui tente sa dernière chance : S’il te plaît ? Son visage se détend dans un profond soupire. Elle s’approche de la porte, ferme les yeux une demi seconde avant de la déverrouiller. Dès qu’elle aperçoit le visage potelé de sa fille, un sourire se dessine sur ses lèvres. Elle s’accroupit en lui tendant la poupée de tissu. Tiens, ma louloute chérie, il est là ton doudou. La petite lui pose un bisou sur la joue et repart vers sa chambre en courant.

Sale temps

d’après une idée originale de Fanny Biron

Comment je gagne ma vie, moi, tu peux me le dire ? Pas d’arrêt maladie, pas de chômage partiel, pas de prêt. Rien. Mon fonds de commerce, à moi, ce sont les marchés, les transports en commun, les lieux touristiques, tous les endroits bondés. Je ne peux pas travailler sans proximité, sans promiscuité, même. Je suis plutôt doué, mais là, les conditions sont intenables. Ils me voient tous arriver à trois mètres en ce moment, je ne peux rien faire. Oui, en étant rapide, il y aurait bien le vol à l’arraché, mais j’ai toujours trouvé ça violent. Ça manque de subtilité. Je fais plutôt dans le chirurgical, un portefeuille par ci, un porte-monnaie par là. Les montres, les portables, les bijoux, je n’y touche pas. Mon truc, c’est le liquide. C’est propre, concret, pas besoin d’intermédiaire. Déjà, je peux te dire qu’avec les cartes bleues, les paiements en ligne et toutes ces conneries de numérisation, le rendement avait commencé à diminuer sérieusement. Mais là, rien de rien, je n’aurais jamais pensé connaître un truc pareil. Alors oui, il y en a qui trouvent des solutions. Ils sont jeunes, ils savent s’adapter. Je les vois, partir en camionnettes, ils se rabattent sur les usines désertées, les petits bureaux vides, dans l’espoir de ramener trois imprimantes. Et ils les refourguent à qui ? Non, ça ne me dit rien. Heureusement, je peux tenir encore un peu. J’avais quand même prévu de quoi au cas où. J’ai quelques billets bien planqués à différents endroits dans l’appartement. Seulement, c’est un peu de ma retraite qui s’envole en fumée. C’est vrai, ça fait un moment que je pense à m’arrêter. Je deviens lent et dans mon genre d’activité, ça ne pardonne pas. J’ai pas tellement envie de finir le temps qui me reste enfermé entre quatre murs. Tu vois ce que je veux dire.