Points de suspension…

Comme chaque matin, ces dernières semaines, elle s’installe devant son bureau pour allumer son ordinateur. La fenêtre est ouverte et les sons de la rue montent jusqu’à elle : des voix couvertes, de loin en loin, par le passage de voitures, puis, traversant ce paysage, le cri d’une mouette, rapidement remplacé par des chants d’oiseaux plus discrets. Après avoir parcouru distraitement ses messages électroniques, elle ouvre le document sur lequel plusieurs dizaines de textes s’alignent. Elle a un geste d’impatience face à la lenteur du logiciel à se mettre en route. Pourtant, rien ne presse. Elle parcourt la pièce du regard, pour tromper son agacement, puis revient vers son écran. Les lignes s’affichent enfin. Elle complète le dernier texte, commencé la veille, avant d’en faire une relecture attentive. Elle reformule cette phrase qui accroche, modifie ce mot que l’on retrouve à deux lignes d’intervalle. Elle change un accord, puis rectifie un accent. Elle vérifie l’orthographe de cet adjectif, qui ne lui revient jamais. En regardant le curseur clignoter à la suite d’une virgule, elle songe à ces personnages qui l’ont accompagnée, au fil des jours, durant près de deux mois. Elle se remémore leurs histoires, qui lui ont été soufflées par ces mille sensations qui nous ont traversés, les uns et les autres, durant cette incroyable période. Elle sait que rien n’est fini, mais qu’un nouveau chapitre doit s’ouvrir. Elle ignore encore de quoi il sera fait. Elle pense à celles et ceux qui auront donné corps à ces récits, de l’autre côté de ce miroir, et qu’elle ne saura jamais assez remercier au moment de tracer, sans transition, ce signe de conclusion…

Après

Après, il fallait y penser avant. Après, je le vois venir, avec ses voitures qui réinvestissent déjà la ville. Je l’entends avec ces idées qu’il faudrait se conformer à des injonctions de relance sans même prendre le temps d’y penser. Je le sens s’insinuer dans les considérations comptables qui justifient déjà des annonces de licenciements. Je le crains, avec ses « on voudrait bien, mais vous comprenez…». Je suis passée, hier après-midi, devant ce vieil hôtel, qui est fermé depuis tant d’années que j’en ai perdu le compte. Il tient encore debout, à l’aide de renforts qui lui servent de colonne vertébrale. Ce curieux rafistolage ne fait pourtant pas illusion. La plupart des ouvertures sont murées, mais quand on s’avance dans la ruelle qui longe la bâtisse sur la droite, on découvre deux encadrements de fenêtres vides. On s’aperçoit alors que ce bâtiment n’est qu’une façade sans plus rien à l’intérieur, sans même de toiture. L’image est belle, pourtant, car elle ouvre des pans de ciel bleu dans ces murs délabrés, que de rares nuages traversent. Cela m’a fait penser à cet après que l’on nous a promis, sonnant comme un de ces « plus jamais ça », que l’on nous a si souvent servi. Cela m’a évoqué ces beaux discours de façade qui masquent un vide qui ne fera qu’alimenter les mêmes moulins, comme toujours. Il y a eu bien d’autres catastrophes, il en est d’autres toujours en cours et nous savons celles à venir. L’après, il le réclame, elle l’appelle, ils le construisent depuis bien longtemps. Les formules à l’emporte-pièce n’y feront rien. Nous sommes aujourd’hui, et nous avons le choix.

31 415,93 km²

En temps normal, c’est une vraie chance de vivre à quelques dizaines de kilomètres de l’océan. Si on fait abstraction des bouchons monstres que ça occasionne chaque fin de semaine, à la belle saison, ça reste un privilège, que beaucoup nous envient. Mais là, quand je trace sur la carte le petit cercle de 100 km de rayon autour de mon lieu d’habitation, et que le quart de la surface de circulation qui m’est autorisée tombe à l’eau, je me sens un peu flouée. Alors, on pourrait se dire que dans cette petite superficie qui nous est allouée, il y a des kilomètres de littoral, mais comme on ne pourra probablement pas y accéder… Je sais que c’est en débat et qu’il reste un petit espoir, mais ça me rend maussade. C’est la même chose avec le fait d’avoir une île au milieu de tout ça, ce n’est pas la peine de s’en réjouir, parce qu’on sait pertinemment qu’on ne va pas y mettre les pieds de si tôt. Et si seulement ça se limitait à ça. On pourrait se rabattre sur les balades à travers champs, les promenades au milieu des vignes, les longs itinéraires à vélo, que sais-je. Mais ce qui passe difficilement, c’est que mon cercle, celui dans lequel vivent ma famille et mes amis, déborde du cadre. Et encore, on ne peut même pas se plaindre, on a basculé en zone verte et les départements limitrophes accessibles le sont aussi. Ça laisse quelques possibilités que certains n’auront même pas. Mais comme ça fait près de huit semaines, que je me dis que je n’ai pas à me plaindre parce que ceci, parce que cela… Ce qui est vrai, je ne reviens pas là dessus. Surtout que j’ai même la chance de ne pas avoir de motif familial impérieux qui justifie le moindre déplacement au-delà du périmètre réglementaire… Tout le monde va bien. Mais là, quand même, je trouve ça difficile à avaler. Non, vraiment. Il est certain que ça élargit les perspectives, mais on n’est pas rendu…

Le masque

Oui, eh bien, tu diras à Mamie Janique que j’apprécie beaucoup, mais ça fait des années que je n’ai pas porté de rose et je n’ai absolument pas l’intention de revoir ma garde robe de fond en comble sous prétexte qu’elle n’a plus que ce coupon sous la main. Et tu peux me dire pourquoi ? Pourquoi Julien aurait le droit aux petits restes « plus masculins », pendant que moi, je devrais porter un truc à fleu-fleurs gnan-gnan ? Parce que je suis une fille ? C’est ce que tu es tentée de répondre, non ? Donc, soit tu penses que les filles sont plus gnan-gnan que les garçons, ou qu’en tout cas, elle le supporte mieux, soit tu es persuadée qu’elles ont un plus grand sens du sacrifice, et qu’elles sont prêtes à se rendre ridicules pour que leurs frères gardent la tête haute. Comment ? Mais oui, je ne remets pas ça en question, Mamie Janique est adorable, et tu la remercieras pour moi. Mais elle pourra donner ce masque à quelqu’un qui en apprécie la couleur. Et non, je ne fais pas la fine bouche, un masque est un masque mais si j’ai le choix… Mais bien sûr, je vais faire la queue à la pharmacie, à la supérette, devant les boutiques de tissus qui vendent des kits. Je ne te demande pas d’y aller pour moi, je ne vois pas en quoi ça te pose un problème. Oui, je sais coudre. C’est même toi qui m’as appris, je te rappelle. Je couds assez mal, c’est vrai, mais avec un bon tutoriel, et je peux te dire qu’on en trouve à profusion depuis quelques semaines, je devrais pouvoir m’en sortir. Non, tu ne le prends pas pour faire plaisir à mamie et le planquer au fond d’un tiroir parce que même toi, tu ne le porteras pas. Non, ce serait l’inciter à m’en refaire jusqu’à épuisement de son coupon, ça me mettrait très mal à l’aise. Non, laisse tomber, je vais le faire. Non, puisque je te le dis. Je raccroche et je l’appelle. Oui, je le fais, ce sera l’occasion de prendre de ses nouvelles.

Portrait

Il replace les pochettes les unes sur les autres. Il a passé de longs moments, ces derniers jours, à trier de vieilles photographies oubliées dans un carton, au fond d’un placard. Toutes ces prises de vue d’avant le numérique, qu’il n’avait pas manipulées depuis si longtemps. Il a tenté de se remémorer les circonstances dans lesquelles chaque image avait été prise, pour prendre quelques notes au dos. Mais pour être honnête, pour les plus anciennes, il a souvent séché sur le nom de telle femme en arrière plan, sur les raisons qui avaient amené ce couple à entrer dans le cadre de son appareil, sur l’emplacement de cette montagne qu’il ne se souvenait pas avoir gravie. Comme il est souvent derrière l’objectif, il apparaît très peu sur les photographies. Pourtant, de loin en loin, on l’aperçoit, les cheveux plus ou moins longs, quelquefois avec la barbe, exceptionnellement affublé d’une affreuse moustache. Ce n’est qu’au fond de la boîte, sur des clichés que lui avait confiés sa mère, qu’on le retrouve plus souvent. Il pose auprès de ses parents ou de ses sœurs, il joue seul. Il s’est longtemps attardé sur cette photographie sur laquelle il est assis dans l’herbe, concentré à emboîter un cube dans une petite voiture en métal. Il la reconnaît, car elle a été accrochée sur le mur du petit salon, durant de longues années. Cela lui donne l’illusion de se souvenir de ce moment, mais il sait que tout ce dont il se rappelle, c’est cette trace qu’il a entre les mains. Sans elle, cet instant serait perdu. Il ne sait rien de ce qui s’est passé avant, et n’a aucune idée de ce qui a pu suivre. En déposant la dernière pochette, il hésite un moment. Il avait envisagé de numériser l’ensemble des photographies, avant de renoncer face à l’ampleur de la tâche. Pourtant, il rouvre la pochette et fait défiler une nouvelle fois les images. Pourquoi pas, finalement, il a encore le temps.

Réunion de famille

pour Mina

Il y a moins d’un an, nous nous étions imaginés parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour nous retrouver ce weekend, quelque part sur la côte. Si rien n’était venu bousculer nos plans, certains seraient déjà arrivés, d’autres seraient encore en route, tandis que les derniers ne nous rejoindraient que demain. Nous descendrions nos sacs des voitures, que nous entasserions à l’étage. Nous viderions nos paniers dans la cuisine, sans plus trouver de place dans le frigo pour les produits frais. Les bouteilles s’aligneraient dans l’arrière cuisine. Nous chercherions notre place, à la cuisine, au salon, dans le jardin. La maison résonnerait de conversations qu’il serait impossible de toutes suivre. Nous piocherions des nouvelles de chacun en passant de l’une à l’autre. Puis, le moment viendrait d’établir un programme qui convienne à tout le monde. Elle avait pensé à un grand pique-nique dans les dunes, face à l’océan. Il rêvait de longues siestes au soleil, allongé sur une chaise longue, les pieds dans l’herbe. Ils avaient prévus deux sacs de jeux de société, au cas où. Elle avait repéré ce sentier côtier qui, disait-on, était très agréable à cette saison. Ils avaient encore quelques courses à faire. Il pensait tout à coup, qu’il devait préparer son dessert à l’avance. A quelle heure mangeait-on ? Les enfants s’en moqueraient, ils joueraient déjà dans le prunier. Il y a moins d’un mois, nous nous étions déjà persuadés qu’il faudrait annuler. Nous avions fait semblant d’y croire encore quelques jours, puis nous avions dû nous résigner. Aujourd’hui, chacun chez soi, se console en regardant la pluie tomber contre ses fenêtres. Dans un an peut-être…

Ailleurs

Elle s’arrête au milieu de la rue. C’était à prévoir, elle est partie depuis seulement dix minutes et il se remet à pleuvoir. Elle scrute le ciel. Les nuages ne sont pas si noirs, elle pourrait prendre le risque de continuer. Elle se souvient pourtant des trombes d’eau qui se sont déversées ce matin, et elle n’aimerait pas devoir courir jusque chez elle sous un tel déluge. Elle attend quelques minutes. Puis, comme elle sent que la pluie ne va pas tarder à forcir, elle décide de faire demi tour, en passant par une ruelle à gauche. Elle ne veut pas refaire le même chemin qu’à l’aller. Elle peste en accélérant le pas, si on ne peut même plus se promener… Elle débouche sur le boulevard. La pluie s’intensifie et tombe en rafales. Quand elle aperçoit l’aubette de bus, elle traverse pour s’y abriter. Elle passe un long moment à scruter le ciel. Elle aime l’odeur du vent humide, mais la grisaille la rend mélancolique. Elle regarde autour d’elle, les immeubles ternes, les trottoirs lessivés. Il faudrait s’inventer ailleurs. Elle s’imagine sur une plage. Elle marche les pieds nus sur le sable si chaud qu’il brûlerait presque. Les mouettes virevoltent au dessus d’elle. Elle entend leurs cris familiers. Elle s’avance vers l’océan. Le premier contact avec l’eau la surprend, tellement elle est fraîche. Elle avance le long du rivage sans fin. Ce qui est curieux, c’est que la plage est déserte. On pourrait penser qu’elle aimerait croiser quelques personnes, mais non, elle se voit seule. Elle se penche pour ramasser quelques cailloux, un coquillage jaune et un morceau de verre dépoli. Elle les sert dans sa paume. Quand le bus s’arrête devant elle, et que la porte centrale s’ouvre, elle regarde le chauffeur à travers la vitre, hébétée. Elle lui montre la pluie d’un signe de tête. Il semble comprendre et reprend sa route, en esquissant un vague sourire. Elle regarde son poing serré. Elle aimerait tellement être ailleurs.

Déconfinés

Quand on sera déconfinés, quand on sera déconfinés… Oui, c’est vrai, on peut toujours faire des plans sur la comète, mais j’ai pourtant l’impression que ça ne va pas être aussi simple. On attend, on espère depuis des semaines, on se fait des idées, mais maintenant que ça approche, ça commence à faire un peu peur. A vrai dire, j’ai beaucoup de mal à me projeter car je ne sais toujours pas si je reprends le travail. Si je reprends, je ne suis pas sûre de prendre les transports en commun, ça me semble compliqué. Mais comme je préfère éviter la voiture, je vais devoir y aller à vélo. Il faut bien compter une demi-heure pour faire le trajet. Je suppose qu’avec le peu d’activité physique que j’ai eu ces dernières semaines, ça va être un peu difficile les premiers jours. Ce ne sont pas les quelques séances de gym et les petites promenades limitées qui m’ont mise en forme. J’espère au moins qu’il ne pleuvra pas. Et une fois là-bas, je ne peux pas imaginer à quoi ça va ressembler. Enfin si, mais je préfère éviter car les quelques images qui me viennent à l’esprit quand j’y pense me sapent le moral. Masque, distance avec une pointe de paranoïa, j’essuie tout ce que je vais toucher, et je ressuie tout ce que j’ai touché… Et si je ne reprends pas tout de suite ? Immense promenade ? A pied, à vélo ? Ah non, pas de bus, pas de commerces. Non, il est certain que j’ai très envie de voir du monde, mais déjà, quand on croise un piéton dans une rue presque déserte, c’est l’angoisse, alors je n’imagine pas ce que ça va être quand tout le monde va se ruer dehors.

Vague à l’âme

Elle est assise sur le fauteuil du salon, qu’elle a placé face à la fenêtre. Elle a dû la refermer dès que les premières gouttes de pluie ont commencé à tomber sur le parquet. Elle regarde le ciel gris, que rien ne traverse, même pas un pigeon égaré. Elle attrape le livre qu’elle a posé sur ses genoux et le laisse glisser par terre. Il y a bien dix minutes qu’elle lit et relit les mêmes phrases sans réussir à faire de lien entre elles. Elle a beau se concentrer, rien n’y fait. Au bout de trois mots, son esprit se disperse et plus rien de ce qu’elle lit n’a de sens. Elle abandonne. Elle pourrait allumer la radio. Écouter une émission, ou bien de la musique. Elle ne sait pas ce qui passe en ce moment, mais il suffirait de faire le tour des différentes stations. Il y a forcément quelque chose d’intéressant diffusé sur l’une ou l’autre. Elle hésite un moment, puis renonce. Il est encore un peu tôt pour cuisiner, mais elle pourrait déjà décider de ce qu’elle va préparer, chercher une nouvelle recette. D’ailleurs, elle mangerait bien indien. Elle se voit saliver devant la liste des ingrédients, seulement elle sait déjà qu’il lui en manquera la moitié. C’est systématique. Ce ne serait pas tout à fait la même chose, mais elle pourrait adapter, faire avec les moyens du bord. Ce serait mieux que rien. Si elle continue à se trouver des excuses, elle va encore manger des spaghettis. Si, au moins, elle se concoctait des sauces, mais non. Des spaghettis, rien d’autre. Elle adore ça, c’est vrai, mais ça appuie un peu sur la monotonie de ces dernières semaines. Elle verra plus tard, rien ne presse. Un rayon de soleil perce derrière les nuages. Elle se lève et attrape un magazine ouvert sur une grille de mots-fléchés. Allez, courage !